Cet article paru sur le blog ALMOST AS COOL AS FIGHTING a aussi été publié dans la revue Espace Sculpture # 89, automne 2009
La Révolution tranquille est le moment fondateur de la société québécoise moderne. Dans cette effervescence contestataire qui dénonçait tout à la fois la tradition, l’autorité et la hiérarchie, l’art joua le rôle de catalyseur : c’est par son usage que l’on pouvait et devait inventer de nouvelles manières d’être et de vivre. Cette mutation culturelle qui a eu peine à se faire entendre sous Duplessis a tout de suite eu des répercussions politiques avec l’arrivée au pouvoir des libéraux de Lesage en 1970. L’État paternaliste a laissé place à un État-providence qui a accompagné les mouvements sociaux progressistes et mis en place des politiques culturelles.
Cette période de transition va être marquée par trois « crises » artistiques qui témoignent de la percée des valeurs artistiques libérales et de la résistance d’acteurs réticents face aux changements. Dans chacun de ces cas, l’art sera littéralement mis à la poubelle à tel point que l’on pourrait croire que la révolution culturelle québécoise semble s’être réalisée en envoyant l’art aux ordures.
Les poubelles d’Alma, 1966
Pour sa deuxième année d’existence, le Symposium de sculpture d’Alma s’annonçait sous les meilleurs hospices. Pourtant, malgré la bonne volonté affichée et le succès critique de l’exposition, la rencontre entre les artistes et la municipalité n’a pas lieu. Beaucoup de citoyens sont perplexes à l’égard des œuvres proposées ; pire, six artistes invités (Jacques Chapdelaine, Francis Dallégret, André Forunelle, Peter Gnass, Jean-Gauguet Larouche, Raymond Mitchell) se plaignent de « châtiments psychologiques ». Cela va des moqueries et des railleries jusqu’à la construction par un des membres de l’organisation (Alma inc.) d’un faux stand parodique de sculpture moderne. Le symposium se déroule dans une ambiance délétère, la ville d’Alma et les artistes étant systématiquement en désaccords, surtout depuis que ces derniers ont appris qu’Alma avait décidé, contre leurs avis, de transférer les œuvres à l’exposition universelle l’année suivante à Montréal.
L’événement tragique de ce symposium se déroulera un mois après sa clôture. Dans la nuit du 9 septembre 1967, la sculpture de Raymond Mitchell est jetée d’un pont par les employés de la maison Harvey transport et se brise en petits morceaux. Ces derniers voulaient peut-être faire plaisir à un membre du conseil municipal qui avait déclaré en séance « la pierre à Mitchell, si on l’échappait en chemin, ce ne serait pas une grosse perte ».
Cet événement attire l’attention des médias et du gouvernement sur le sort réservé aux œuvres. Dans la précipitation et dans la peur d’une mauvaise presse, la ville d’Alma répare tant bien que mal la sculpture et la réinstalle sens dessus dessous. Mais le mal est fait : les médias parlent de « négligence désastreuse », et le ministère des Affaires culturelles du Québec se déplace en personne sur les lieux. Ce déplacement est le signe d’un changement d’attitude face à l’art et à la culture au Québec. En effet, depuis leur arrivée au pouvoir, les libéraux cherchent à aligner le Québec sur les autres démocraties occidentales en mettant en place une politique culturelle digne de ce nom. En 1965, la même année que le premier symposium d’Alma paraissait d’ailleurs le Livre blanc de Pierre Laporte qui mettait l’accent sur la « défense et épanouissement de la culture d’expression Française » et sur « le devoir d’élaborer une politique culturelle » responsable capable de mettre en relief « le rôle de la culture dans la nation ».
Extrait de Bozart, Jacques Giraldeau, 1969
Cette mini tempête dans le bénitier de l’art québécois débouche sur ce que l’on appellera dès lors le « procès de la culture Québécoise ». Six sculpteurs intentent une poursuite en dommage et intérêts contre la ville d’Alma et demandent 45 000 $ à la ville qui n’a pas protégé leurs œuvres. Au-delà de l’incurie de la ville, le procès cherche à dénoncer une mentalité réactionnaire, barbare et iconoclaste appartenant à une autre époque. En 1973, sept ans après les faits, le juge de la Cour supérieure du Québec rejette les poursuites intentées contre la ville d’Alma, arguant que la loi ne protège pas les artistes contre ce qui peut arriver à leurs œuvres quand elles ont été cédées à une tierce personne. En 1976, les artistes qui se sont rendus en appel sont déboutés. Malgré la défaite légale, l’évènement d’Alma représente une victoire morale pour l’art québécois : on ne peut plus désormais s’en prendre à la création artistique sans soulever l’ire des élites politiques, des médias et d’une frange grandissante de la population. Ce bouleversement culturel est exemplifié par le film Bozart (1969) de Jacques Giraldeau. Ce documentaire de cinéma direct revient entre autres sur les évènements d’Alma et s’articule sur un discours militant qui reflète l’idéologie contestataire des années 60. Bozart met ainsi l’accent sur la démocratisation de l’art, le rejet des institutions et le discours réactionnaire qui freine son émancipation. Au même moment, preuve que l’histoire n’attend pas, cette idéologie de l’émancipation et de l’art comme moteur de la vie ressurgit ailleurs, notamment à l’école des beaux-arts de Montréal.
La République des beaux-arts : l’académisme à la poubelle
Le 15 octobre 1968 marque le début de l’occupation par ses élèves de l’école des beaux-arts de Montréal. Les revendications et les idées qui portent le mouvement font échos à ceux qui animent les grands mouvements d’émancipation tant en Europe qu’en Amérique : les thèmes trouvent leurs origines dans le socialisme, l’anarchisme individualiste et le modernisme artistique.
Ce qui caractérise cependant le mouvement c’est son refus radical de la tradition. On érige ainsi, pour fêter l’occupation, un cimetière sur la rue Sherbrooke où l’on retrouve les sépultures de toutes les valeurs passées (religion, hiérarchie, éducation, etc.). La révolution culturelle doit être radicale et violente, puisque « la violence et la destruction sont création qui libère ». L’acte expiatoire de destruction doit permettre de conjurer les démons bourgeois totalitaires et d’ouvrir la voie au règne de la jeunesse et de l’imagination. Cette révolte « ludo-libertaire » retient les mêmes idéaux que ceux qui habitaient leurs confrères de la Sorbonne cinq mois plus tôt : la liberté, la démocratisation de l’art et le projet de le réaliser comme mode de vie.
Il faut comprendre cette « liberté » comme une revendication autonomiste dans un versant individuel et collectif. On cherche d’une part à affirmer la subjectivité individuelle contre le pouvoir aliénant de l’institution tout en soutenant un idéal d’autonomie collective dans les formes anarchistes de l’autogestion.
Cette émancipation de l’establishment était la condition sine qua non d’une réconciliation de l’art et de la vie. Comme le souligne un participant de l’événement dans le documentaire de Claude Laflamme intitulé La république des beaux-arts, « l’art, c’est la vie, c’est ce qui permet de vivre, c’est ce qui permet de dépasser le simple quotidien, de vivre divinement, alors toucher à l’art permet de se sentir un peut comme dieu, nous sommes tous Dieu lorsque nous artons. » Cette idée d’un art qui permettrait d’inventer et de s’inventer soi-même n’est pas nouvelle, elle date même du romantisme et habite toute une culture artiste au XXe siècle ; cependant, les mouvements contestataires des années soixante vont en faire un des leitmotiv de leur révolte.
Le cercueil égyptien aujourd'hui propriété de l'UQAM
À près un mois de « liberté », les étudiants votent le retour à l’ordre ; pour les plus radicaux, c’est un coup dur. Dans un geste de frustration, un étudiant désabusé passe une barre de fer à travers la vitrine qui abritait une réelle momie égyptienne vieille de 2600 ans ; cette dernière est ensuite jetée sur le sol et subit des dégâts importants. Ce n’est plus l’art contemporain que l’on jette à la poubelle, mais l’art classique, symbole d’académisme et de culture « momifiée ». Cette destruction s’inscrit en plein dans la mouvance de l’art moderne. Rappelons-nous qu’en 1909, dans le manifeste du Futurisme, Marinetti avait déjà professé que la modernité, idéalisée par « une automobile rugissante » était « plus belle que la Victoire de Samothrace. ».
Portrait du Cardinal Richelieu par Philippe de Champaigne vandalisé en 1968 à la Sorbonne
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