« ÉPREUVES DU TEMPS »
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Épreuves du Temps No 5, Havane, 2009, 110 x 140 cm, édition de 3
C'est avec justesse que l'artiste avait placé la célèbre citation de William Blake à propos des portes de la perception en exergue à son livre, Épreuves du Temps, car son œuvre entière s'adresse avant tout à la naissance et à la texture même de la perception visuelle. Cette épreuve photographique qui se révèle dans le bain de notre conscience. Un vers que j’avais écrit me revient à l’esprit : Le contour des premières choses, les premières géographies. Le mot géographie s’impose à l'esprit parce que ressentir, percevoir ou penser, c'est accomplir un travail de géographe par lequel l'esprit dilate et articule des espaces, travaillant sur quelque chose qui n'existe pas encore, que l'on pressent, comme les premiers cartographes, les premiers explorateurs.
C'est ce qui se passe en face de ces photographies. Nous cherchons d'abord à répertorier les masses et les couleurs pour les installer dans une signification. Notre intelligence, qui s'appuie sur des points de vue et des symboles est laissée en plan. Car ces images nous obligent à de brèves méditations où le rationalisme se trouve de facto abandonné. L'Intuition s'éveille pour coïncider avec ce que les choses ont d'unique et par conséquent d'inexprimable. C'est en nous que se déploie le sens de ces photos à travers leur seule perception. Ces images procèdent d'une vision totalement neuve. Une vision qui tente précisément de nettoyer la perception. Et dans le degré d'attention auquel elle nous oblige, la qualité de l'image observée par ce regard lavé vibre d'une netteté insolite. Comme une même note maintenue plus longtemps que prévu. C'est le Temps qui constitue la Materia prima de ces images. Dans un continuum d'espace-temps, ces photographies deviennent intemporelles non pas parce qu'elles se déploient hors du temps, mais parce qu'elles incarnent des fragments d'éternité.
Ce que chacune de ces pièces nous présente, bien isolé, bien cadré, c'est le fragment d'un tout dans lequel le tout se retrouve tout entier. Et le mystère du Monde se reforme au-dedans de nous, entier, comme dans une expérience mystique. La réalité devient métaphore d'elle-même. On nous initie à une méthode de contemplation où on se laisse investir par le spectacle qui s'offre à nos yeux. Cela nous force à un total silence des idées pour arriver à un niveau de sérénité face à ce que la caméra nous donne à voir où les objets se libèrent de leur vécu ou plutôt libèrent le vécu qui s'y trouvait imprégné. Le réel devient un tissu où la dimension de l'esprit n'est plus coupée de la matière. L’artiste se réapproprie la Création entière. Il participe à son intarissable immanence.
Les murs deviennent une vitre à travers laquelle on discerne les trajectoires sibyllines de la vie inépuisable. Ces objets nous offrent un éclat qui a été savamment corrodé. Leur beauté a été détruite par le temps, certes, mais elle a aussi été recrée dans la durée par ce même temps, façonnée par les intempéries, transmuée par les éléments; décapée par le soleil, transfigurée par la pluie et par le vent. Ces murs ne nous auraient pas éblouis si nous les avions vus neufs, mais ils ont maintenant acquis cette magnificence que génère le temps subi; les adversités les ont enluminés. Cette pierre, ce ciment, ce métal, sont devenus palimpsestes sur lesquels se sont inscrits tant d'émotions humaines. Ils se sont lézardés de langueurs et de drames accumulés par les décennies.
Il ne s'agit pas d'un tour de force de l'artiste. Celui-ci a respecté les principes d'organisation de la nature elle-même. Le coup de génie réside en cette patiente sensibilisation dont l'alchimie transforme la perception même, appréhendant l'âme des choses, l'Anima Mundi, de prime abord les plus insignifiantes. Celles-ci qui ont supporté impassibles l'action des éléments, en viennent, humbles et meurtries, par matérialiser une qualité quasi spirituelle, à suer la grâce tout en restant solidement concrètes. C'est cette âme déconcertante que l'artiste a su apprivoiser puis capter et qu'il nous transmet. Elle trouve écho dans notre propre énigme.
– Paul-Georges Leroux
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