La légitimation artistique de l’industrie de la mode : l’exposition Horst au Musée McCord, par Benoit Solbes
Muriel Maxwell on the cover of American Vogue July 1 (détail), 1939. Photo : Condé Nast Horst Estate
Depuis quelques années maintenant, on constate la profusion d’expositions, de films ou de livres traitant du sujet de la mode : l’exposition rétrospective de Jean-Paul Gaultier qui s’est diffusée à travers le monde1 ou encore la production de différents biopics sur le créateur Yves Saint-Laurent en sont des exemples manifestes.
Que penser aussi de l’exposition « L’impressionnisme et la mode », proposée au Musée d’Orsay en 2012, liant dans le cadre de l’espace de monstration, des œuvres très connues de ce mouvement artistique d’un côté et des créations du XIXème de l’autre, les deux s’enrichissant pour en souligner leur ancrage dans leur époque2 ?
Ainsi, l’exposition Horst : Photographe de l’élégance, présentée récemment au Musée McCord, s’inscrit dans cette mouvance. Cette initiative est proposée conjointement avec le Victoria et Albert Museum de Londres et l’appui des archives de Condé Nast3, maison d’édition de Vogue notamment. Cette exposition plonge le spectateur dans l’univers de la photographie de mode à travers le travail de ce photographe (le plus reconnu des magazines Vogue et House and Garden) en présentant ses créations de 1930 à 1980.
Vue de l’exposition Horst : Photographe de l’élégance. © Marilyn Aitken – Musée McCord
Au vu de ces différents éléments, il convient de s’interroger sur ce courant qui prend de l’ampleur dans le monde de l’art en posant cette question : par l’exposition, cherche-t-on à légitimer la mode au sens large (création couture et photographie) en art à part entière? Il apparait que cette idée ne fait pas l’unanimité, au sein même des principaux intéressés.
Dès lors, deux points fondamentaux sont pertinents à mettre en exergue: la constitution d’une figure de l’artiste liée au créateur de mode et la connexion entre la mode et l’Histoire de l’art dans la couture et la photographie.
Du couturier à l’artiste
L’acceptation de la mode comme art à part entière ne fait pas consensus. Citons par exemple cette réplique4 du film Yves Saint-Laurent réalisé par Jalil Lespert en 2014 :
Yves Saint-Laurent : La mode ce n’est pas un art majeur, ce n’est pas un art du tout.
Pierre Bergé : Pour la faire comme tu la fais toi, il faut être un artiste.
Ce film met en avant la figure de l’artiste subissant le sacerdoce de la création artistique5. Cette idée reprend la thèse de l’ouvrage de Rudolphe et Margot Wittkower « Les enfants de Saturne, psychologie et comportement des artistes de la Renaissance à la Révolution française6 » exacerbant l’idée du tempérament artistique, notamment la mélancolie, propre au génie créateur.
Cette valorisation de la figure du créateur7 de mode trouve son point d’orgue avec l’image quasi warholienne de Karl Lagerfeld. Directeur artistique de la maison Chanel, de Fendi, photographe de mode (pour Chanel toujours) entre autres… Son image reconnaissable est propagée à travers le monde sur des mugs, des coques de téléphone, des t-shirts… Cependant lui-même marque clairement une division : « Art is art. Fashion is fashion8 ».
Néanmoins, cette position ne semble pas dogmatique tant la mode marque des connexions avec l’Histoire de l’art.
Une certaine appropriation de l’Histoire de l’art par la mode.
L’exposition Horst présente l’impact et l’utilisation de l’Histoire de l’art dans son travail photographique. On constate l’influence de l’art antique sur sa manière d’éclairer ses modèles (notamment dans la carnation faisant parfois penser à du marbre) et dans sa recherche esthétique autour du nu9. Il puise dans des thèmes riches comme ceux de la vanité ou de l’odalisque tout en s’associant à des mouvements majeurs de son époque comme le surréalisme (notamment son travail avec Dali) ou les différentes formes d’abstraction du XXème siècle.
Horst, Nu masculin, 1952 © Condé Nast / Horst Estate
Néanmoins, et la première salle de l’exposition souligne cette ambivalence, les premières salles mettent en avant la photographie de mode : les photos sont nommés par la robe portée par les modèles. Soulignant dès lors que ce qui compte ici c’est le produit. Dans l’avancée du travail de Horst, ces noms se modifient jusqu’à s’appeler Vanité ou encore Odalisque. Cela questionne le statut du photographe de mode, oscillant entre publicitaire et artiste.
Cette influence du monde de l’art se retrouve aussi dans les créations couture : les robes Mondrian10, Braque, Picasso ou encore Matisse d’Yves Saint-Laurent mais aussi l’art primitif dans les créations de Jean-Paul Gaultier. Même si Karl Lagerfeld distingue art et mode, il a pourtant connecté les deux en présentant sa collection Printemps-Été 2014 au Grand-Palais le transformant en galerie d’art contemporain11.
Horst dirigeant une séance de photo avec Lisa Fonssagrives, 1949. Photo Roy Stevens / Time & Life Pictures/Getty Images
Au vu de ces différents éléments, il est souligné ce lien étroit entre l’art et la mode. De la figure de l’artiste liée au créateur de mode, à la difficulté de définir le statut du photographe dans ce domaine. Des pistes de réflexion sont amorcées par les expositions qui attirent les foules dans les espaces de monstration ou par les films. Néanmoins, dans ce questionnement sur la « légitimation » artistique de la photographie de mode, peut-on considérer qu’une couverture de magazine est une œuvre d’art? Il est à souligner le pouvoir et l’impact que ces publications ont, par leur diffusion massive et l’influence progressiste sous certains aspects qu’elles peuvent exercer sur les individus. En atteste la couverture du numéro de Juillet 2015 du magazine Vanity Fair présentant pour la première fois un transsexuel, Caitlyn Jenner, photographiée par Annie Leibovitz.
L’art comme la mode reflète son époque, néanmoins l’art lui impute une certaine intemporalité que semble chercher encore l’industrie de la mode.
Horst : photographe de l’élégance
14 mai au 23 août 2015
Musée McCord, 690 rue Sherbrooke Ouest
Notes
- L’exposition Jean-Paul Gaultier a réunit plus d’un million et demi de spectateurs entre Dallas, San Francisco, Madrid, Rotterdam, Stockholm, New York, Londres, Melbourne et Paris. Source : « Jean-Paul Gaultier », Musée des Beaux-Arts Montréal, En ligne. Consulté le 12 juin 2015.
- Réunissant des œuvres de Degas, Manet, Monet ou encore Renoir, cette exposition a réunis 492 000 visiteurs (un des plus grand succès de ces dernières années pour le musée). Source : BELGA, « L’impressionnisme et la mode a séduit plus de 492 000 visiteurs », Le Soir, En ligne, 25 janvier 2013. Consulté le 12 juin 2015.
- Condé Nast détient les droits de succession du travail de Horst.
- À 44’55 minutes du film.
- Image faisant partie du mythe lié à ce couturier, notamment forgée par son compagnon et alter-ego Pierre Bergé. La question de la mythographie qui se développe autour des artistes – notamment post-mortem – s’avère être un sujet extrêmement pertinent à étudier. En particulier, dans le cadre d’une volonté de légitimation artistique de la production d’un individu.
- WITTKOWER Rudolf & Margot, Les Enfants de Saturne : psychologie et comportements des artistes de l’Antiquité à la Révolution Française, 1985, Macula, Paris.
- Il est à souligner aussi ce terme de « créateur », qui reprend des questionnements prégnant dans le monde de l’art, notamment lors de l’éclosion du statut de l’artiste au XVIème siècle. Ceci exacerbé notamment par Giorgio Vasari dans Les Vies …
- WILLIS, Gary, « Art and its Double : Fashion », academia.edu, En ligne. P.7. Consulté le 12 juin 2015.
- Les œuvres proposées dans la dernière salle de l’exposition autour du nus masculin en sont manifestent et exacerbent cette figure de l’éphèbe.
- Dans l’article Art and its Double : Fashion, Gary Willis souligne comment le basculement d’une œuvre de Mondrian dans le domaine de la mode a permis de le rendre populaire/ commercial et de facto en accroître sa reconnaissance et sa côte.
- L’Officiel, Chanel : le rapprochement de l’Art et la mode selon Karl Lagerfeld, Puretrend, En ligne, 3 Octobre 2013. Consulté le 12 juin 2015.
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