Gargantua de bois
Le cycle d’immersion au cœur des ateliers d’artistes montréalais se poursuit hors-les-murs, dans le cadre de l’atelier installé temporairement par David Lafrance lors de sa résidence au Ceaac de Strasbourg (France).
Toutes les photos : David Lafrance
Avec un vaste projet d’installation extérieure, l’artiste délaisse en partie sa recherche picturale et redécouvre le langage du bois pour lui donner une abondante tribune. Dans l’atelier improvisé du Ceaac, David Lafrance a compilé des dizaines de formes taillées et peintes qu’il a puisé à même les dérives gastronomiques de sa mémoire, alliant des aliments familiers aux mets plus locaux. Ici, l’artiste a alterné entre un espace de travail restreint et des conditions extérieures ouverte sur le paysage alentour. Pour répondre au défi d’une présentation in situ dans le cadre du festival de l’eau de Wattwiller, l’artiste a démultiplié les lieux de production lors de sa résidence, entre atelier de bois et atelier strasbourgeois, imposant de nouveaux délais et défaisant les repères de sa création.
Artiste peintre, David Lafrance parsème régulièrement sa création d’objets vernaculaires fabriqués en déformant légèrement l’échelle. En galerie, de simples tables ou bordures rassemblent ces formes solitaires selon un chaos contrôlé pour former les limites d’installations contradictoires. Ces mondes dressés comme des tables de banquet à la fois prolifiques et abandonnés, palpables et fantomatiques, révèlent en creux les convives qui n’y sont pas présentes. La nourriture n’y est pas seulement une nature-morte, mais bien en enjeu du vivant, de son écologie et de son économie.
Si les tableaux de l’artiste ouvrent des dialogues croisés entre des formes, couleurs et motifs hétérogènes, les objets façonnés par l’artiste sont réunis par le même matériau homogène. Avec le bois peint, le collage bi-dimensionnel de la peinture disparait, mais pour un temps seulement. Il y réapparait sous une forme plus simple d’apparence, où la matière tangible se superpose dans l’épaisseur des découpes de bois qui forment des assiettes, des bouteilles, des planches et autres formes géométriques davantage minimales. La compilation de formes brutes aux aplats colorés avec celles plus réalistes de fruits, ustensiles, verre ou mets cuisinés permet à David Lafrance de s’éloigner d’une lecture folklorique trop évidente. Cependant, les silhouettes abstraites restent en retrait face aux puissantes imageries réalistes.
Marqué par Hans Arp, artiste dada puis surréaliste et figure de proue de l’art moderne strasbourgeois, David Lafrance a manipulé ses morceaux de bois en se plaçant sous son égide. Le langage abstrait de Arp est composé de collages où sont associées librement des formes organiques et géométriques en deux dimensions comme en trois dimensions, souvent placées selon le hasard. La plus originale de ce projet se trouve dans la combinaison des sculptures en rondes bosses avec ces découpes planes influencées de Arp, sur lesquelles des transferts rappellent des codes sibyllins autant que des étiquettes familières, déplacées vers une autre temporalité.
David Lafrance évoque une « archéologie » pour définir cette compilation indisciplinée d’objets quotidiens à l’évocation - voire à la vocation- ethnographique. Les objets prennent tout leurs sens grâce à la manipulation foisonnante et ludique qu’ils promettent. Débordant de tout cadre strict, ils alternent des formes négatives et positives et appellent au jeu d’une mise en scène sans fin. Dans l’atelier, le projet n’est pas figé et sa présentation se réinvente constamment : les sculptures peuvent se tenir comme des trophées verticaux, en clin d’œil à la peinture autoritaire autant qu’à la gravité, ou se présenter à l’horizontal comme les reliquats d’une tablée imaginaire.
Production exubérante voire menaçante, impossible à parcourir d’un seul regard, ces sculptures jouent sur le multiple et la densité qui donne une perspective différente à la création picturale de David Lafrance. Davantage appuyée et moins allégorique, cette dernière création autorise une interprétation mobile, faite de plaisir et de déplaisir. Elle rend également plus évident le foisonnement de son univers : sans toile stricte, les débordements formels comme symboliques sont partout, de la liberté du geste à l’application erratique de la peinture, du désir à la perte du contrôle de la surconsommation.
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