Est-ce que la beauté sauvera le monde ? Voilà la question que le philosophe Christian Nadeau, professeur à l’Université de Montréal, a posé à quelques « panélistes » et participants au premier événement d’un cycle de cinéma politique qu’il anime à la Cinémathèque de Montréal sous le beau titre « Esthétique de la résistance », en hommage au roman de Peter Weiss.
*Ce texte est issu de la réflexion que j’ai élaborée pour préparer ma petite intervention lors de ce premier événement du cycle le 22 janvier dernier.
Ryohei Kan, White Cube - 08, Acrylic on canvas, 2012, Tokyo Wonder Site
Depuis que je tiens cette chronique dans ratsdeville, en 2011, j’ai soutenu que l’art n’est de l’art que lorsqu’il est politique – en fait, c’est mon postulat normatif de base. En ce sens, le reste n’est que décoration ou divertissement, ce qui n’enlève rien à la valeur de la décoration ni du divertissement, qui peuvent être de grande qualité, et qui n’empêche pas non plus qu’il y ait de l’art de mauvaise qualité. Ce postulat ne participe pas uniquement que d’une volonté de catégorisation (pour répondre à la question « qu’est-ce que l’art ? ») mais bien à celle de fonder un raisonnement éclairé sur la capacité à l’art d’effectivement changer le monde, à transformer notre vie collective. Quels sont les usages politiques de l’art, dans ce contexte ?
Autrement dit, il s’agit de répondre à la question : quelles œuvres sont en mesure de modifier les dynamiques collectives, d’influencer les mouvements sociaux. Quelles sont les modalités permettant que l’art soit un agent de changement social ? Lors que Dostoïevski pose sa célèbre question « Quelle beauté sauvera le monde ? » dans L’Idiot, il s’intéresse précisément à ces modalités. Hyppolite ne demande pas, en effet, au prince Mychkine si la beauté sauvera le monde, mais bien laquelle pourrait y arriver.
Il nous faut donc, a priori, distinguer deux usages politiques de l’art.
Le premier est instrumental. Les beaux-arts (et la plupart des formes d’expression artistique) ont accompagné depuis des siècles le pouvoir. Les exemples historiques de l’instrumentalisation politique de l’esthétique sont innombrables. J’en vois trois catégories principales. D’abord à des fins de glorification du pouvoir, que ce soient les statues équestres de Louis XIV, les films de propagande nazie de Leni Riefenstahl, l’art officiel soviétique voire même la promotion en catimini de l’expressionnisme abstrait par la CIA pendant la Guerre froide afin de montrer au monde que le « monde libre » permettait un art esthétiquement contestataire. Deuxièmement, l’art est régulièrement utilisé à des fins mémorielles, par le pouvoir en place comme par les mouvements sociaux qui le contestent. Finalement, l’art peut également servir à favoriser la cohésion d’un groupe social ou même d’une nation. Ces catégories ne sont évidemment pas mutuellement exclusives. Dans tous les cas, les choix esthétiques accompagnent ici le pouvoir et les mouvements sociaux ; l’art se situe en aval du politique.
Un deuxième usage de l’art est contestataire, un art de résistance qui cherche à changer la société – à tout le moins, accompagne les germes des transformations sociales – et qui est, ici, en amont des mouvements sociaux. C’est un lieu commun d’affirmer que le Refus global – autant le manifeste que les œuvres de ses signataires – a contribué à la fin de l’ère duplessiste et a été l’un des vecteurs de l’émancipation esthétique, culturelle, identitaire, politique et individuelle des Québécois. Je vois, ici aussi, trois catégories d’esthétique de la résistance et de la contestation. D’une part, une esthétique purement révolutionnaire, qu’elle soit purement formelle (révolution esthétique) ou activiste, provoquant la réflexion et l’action politique. Deuxièmement, il y a des esthétiques et des formes d’expression esthétique qui contribuent à une résistance à la marge de l’art officiel : art brut, folklore, blues, graffiti, punk, autodidactes de tout poil. La marge permet de définir les contours et les frontières de l’art officiel, puis de les contester, mais également de questionner le rôle social et politique des artistes « officiels » et, donc, d’offrir une voix à certains groupes marginaux. Parallèlement, une troisième catégorie est constituée de ce qu’on pourrait appeler la contestation ou l’appropriation identitaire. On sait comment le blues et le gospel ont été essentiels à la définition identitaire des afro-américains. Transformés par le showbusiness, ils ont eu comme descendance autant Michael Jackson qu’Elvis Presley. On pourrait presque affirmer que sans ces deux dernières superstars, Barack Obama n’aurait jamais pu devenir le premier président afro-américain des États-Unis.
La question n’est donc pas de savoir si l’art sauvera ou transformera le monde, mais quelle forme d’art peut le faire. Or, le prince Mychkine ne répond pas à la question d’Hyppolite, dans L’Idiot. Peut-être que ce silence est une troisième réponse à la question. Le silence de l’artiste peut-être, aussi, une forme contestataire du pouvoir, à l’instar du « Carré blanc sur fond blanc » de Malevitch (1918) ou du « White cube » de Ryohei Kan (2013).
*Le second événement aura lieu le 12 février 2015.
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