L’art investissement
Bien sûr, on pensera en lisant ce titre à l’aspect spéculatif, qu’une œuvre risque de prendre de la valeur avec le temps, qu’on pourra la revendre plus tard avec profit ou encore la donner à un musée, se méritant un crédit d’impôt en ayant déjà, pour certains, bénéficié d’avantages fiscaux pour avoir acheté et exposé une œuvre d’un artiste canadien dans son bureau.
Mais c’est d’un tout autre type d’investissement dont j’aimerais vous parler. Au lieu de comprendre l’investissement comme l’acte d’un collectionneur intéressé qui achète une œuvre comme on achète un réer ou un placement en bourse – dans le seul but de voir sa valeur fructifier – je pense plutôt à une relation inverse, à savoir comment l’œuvre qu’on accroche chez soi « investit en nous ». Comment cette chose contribue à notre vie de tous les jours ? En quoi nous rend-elle plus riche de l’intérieur ?
Éric Bolduc, old school, encre sur papier, 2014
Art investment
Of course, one thinks in reading this title, in terms of a speculative asset, a work that will perhaps increase in value over time, that we can resell it later at a profit or even donate it to a museum, earning a tax credit, having already, benefitted from tax breaks for purchasing, and exhibiting a work by a Canadian artist in the office.
But it is a completely different type of investment of which I would like to write. Instead of understanding the investment as the act of an interested collector who buys a work as you would buy a RRSP or a prescribed Securities Exchange investment - for the sole purpose of seeing its value grow - I think in terms of an inverse relationship, i.e. how the artwork one hangs at home "invests in us. How does this thing contribute to our everyday lives? In what way does the work make us richer from the inside?
À cause de mon occupation d’éditeur, je vois – pour ainsi dire par défaut – beaucoup d’images d’œuvres, celles que je choisis de partager et plusieurs aussi qui me sont proposées tous les jours depuis des années. Et puis il y a Facebook, où tout un réseau d’artistes et d’amateurs partagent de telles images. Au travers du flux visuel constant, j’accroche sur certaines démarches plus que d’autres. Outre le jugement esthétique, certaines pratiques me touchent particulièrement.
Une des facettes de l’art qui m’apparait le plus probant est sa nature réfléchissante, son effet miroir. On dit souvent que les artistes renvoient une image de la société dans laquelle ils se trouvent. Si l’art peut s’avérer critique du contexte social – une critique parfois virulente même – je vois aussi le pouvoir réfléchissant agir entre l’œuvre et l’individu, le regardeur-spectateur.
Les premières œuvres de Wil Murray que j’ai vues sont passées par la feu galerie Push dirigée jadis par Megan Bradley. Megan avait rassemblé une très belle brochette d’artistes, et les œuvres de ce dernier m’ont plût immédiatement. Comme le disait récemment Robert Poulin (artiste, collectionneur et galeriste) à propos du travail de Wil : « Pas facile de faire nouveau dans l'abstraction, mais avec ses œuvres 3D il y arrive. Plus intéressant que la plupart des New New Painters des années 90. »
J’ai tout de suite aimé l’imagerie débridée, à la fois abstraite et dévergondée. J’y percevais une attitude qui se rapproche du rock & roll, une certaine joie de vivre. Les titres souvent irrévérencieux ou carrément absurdes ajoutaient à l’expérience jubilatoire. J’ai suivi son travail au fil des ans, alors qu’il bougeait pas mal, de Montréal à Berlin à Londres, etc.
Récemment, des circonstances nous ont amené à partager un repas chez une amie et j’étais bien entendu très heureux de pouvoir mieux faire connaissance. D’autres circonstances ont fait en sorte que je puisse choisir puis ramener à Montréal de Toronto une de ses œuvres produites en 2007. Un genre de prêt à moyen-long terme.
Wil Murray, Fuck This Motherfucking Pool, 2007, PM Gallery
En l’accrochant dans mon bureau, j’ai pris un peu de recul pour bien l’envisager. Je m’attendais à la voir bouger. L’œuvre en question est toute en courbes et semble bouillonner tel un volcan vu du dessus, comme une lave qui mijote, sur le point d’éclater. Les formes arrondies, évoquant des organes tels des reins ou des vésicules, rebondissent dans tous les sens. Les surfaces picturales empilées les unes sur les autres comme des crêpes repliées puis amoncelées me parlent d’une vision du monde qui m’est chère : tout ce que nous percevons n’est jamais que surface. Aussi, nous croyons connaitre les objets qui nous entourent, cependant leur constitution est opaque, nos yeux n’ayant accès qu’à la couche la plus superficielle d’où la lumière est réfléchie. En grattant et creusant un objet, on ne révèle qu’en partie ce dont il est fait. Tout en exposant à nouveau une surface – notre appréhension du réel reste pour ainsi dire à deux dimensions, plate.
L’œuvre défiait et se conformait à cette vision à la fois, arborant des prothèses de styromousse colorées sortant de la toile sur lesquelles s’amoncèlent des lobes organiques aux couleurs vives et des morceaux de peinture pliés. En plus du mouvement, des débordements du cadre et des couleurs vives, plusieurs plages de l’œuvre sont couvertes de motifs à pois qui à prime à bord me paraissaient candides et inoffensifs.
Après l’avoir accrochée donc, je m’attendais à ce que tout ça bouge, donne à mon cerveau l’illusion du mouvement devant mes yeux. C’est exactement le contraire qui se produisit. J’étais là, planté devant le tableau au mur, et il m’apparaissait extraordinairement fixe, immobile. S’il y avait du mouvement, celui-ci avait été stoppé, arrêté dans sa course. J’ai pensé que le motif à pois, très contrasté, y était pour quelque chose, participant à un phénomène de persistance rétinienne qui fixait l’image dans l’espace visuel.
C’est là qu’il m’est arrivé quelque chose de magique. Rapidement, je me suis trouvé ailleurs que dans de ma tête (où je suis la plupart du temps). J’ai eu l’impression que ma conscience se trouvait ailleurs, dans ma poitrine. Là, je me suis senti moi-même en mouvement. Alors que l’œuvre devant moi semblait résolument fixe, ma perception intérieure se trouvait animée d’un geste incessant, désordonné et sans repos. Je me découvrais dans une danse à l’équilibre précaire, instable. Ça m’a fait l’effet d’une désorientation que je sentais fébrilement.
En un instant, cette chose avait ouvert un chemin vers une vision intérieure, qui s’ancrait dans une expérience empirique, une forme de connaissance qui était passée par mon corps et non ma tête.
Voilà un aperçu de ce que vivre avec une œuvre peut nous offrir. Quels aspects de ma vie investira-elle encore ? Il s’agit d’un mystère. On ne peut savoir ce qui ressortira de la cohabitation avec ces objets dont la valeur dépasse leurs qualités esthétiques et symboliques. Ce sont aussi de véritables corps et en tant que tel, elles s’adressent à nos corps, entre en communication avec d’autres fréquences que celle de la tête, qui veut tout saisir et réduire par l’analyse.
Comment cette œuvre m’a-t-elle investit ? En agissant comme miroir, et me donnant un aperçu de ma stabilité interne toute relative. Cette expérience, aussi courte fût elle m’a bouleversé et continue de m’inspirer. L’expérience, voilà qui me semble être au cœur de l’art. Ces objets finement pensés et réalisés dans le but de faciliter des états seconds, des façons directes d’appréhender le monde différemment. Cette œuvre investit mon être en passant par mon corps. Et bien sûr, puisqu’elle me touche, me procure plaisir et délice. Elle investit mon cœur, et puis ma tête aussi – qui récupère toutes les expériences. Elle me donne à penser, à contempler intellectuellement des phénomènes connus empiriquement, par les sens. L’œuvre s’adresse à nous, se faisant connaitre progressivement.
Lorsque j’ai demandé à Dominique ce qu’il voyait, il m’a dit voir un long nez, puis tout un personnage en marche. Tout de suite, j’ai projeté une figure pop : Mikey. Un Mikey Mousse psychédélique en mutation perpétuelle, comme un amalgame serré de cultures animales formant un corps qui se meut, avançant encore et toujours, habité et habitant cet amoncèlement, cette soupe plasmique. Une grande icône commerciale qui marche éternellement.
Marc Knowles, Yellow Eye, 2012, acrylique, encre et latex sur bois, 30" x 30"
Entre cette œuvre et les autres qui se partagent mon bureau, dont celle de Marc Knowles, s’établit plusieurs conversations. La peinture de Marc représente pour moi une coupe coronale d’un volcan juste avant son point d’éruption. Une image qui résonne tout à fait avec l’œuvre de Wil. Ces pistes narratives bien personnelles se matérialisent à mon insu. Vivre avec des œuvres, les côtoyer dans le temps, avec notre subjectivité, nos humeurs, me donne des occasions de mieux me connaitre. Ces jours ci, ces œuvres m’accompagnent et m’aident à sentir le volcan qui m’habite, les sensations et les émotions qui mijotent en mon fort intérieur et qui font leur chemin patiemment vers ma conscience …
Comme l’explique Norbert Langlois et Marie-Christine Morin dans cette vidéo sur leur pratique de collectionnement, vivre avec les œuvres nous donnent beaucoup plus qu’on pourrait le penser : « Une œuvre dans une maison, ça va apporter quelque chose et on ne peut pas sans douter avant de le faire et vivre avec. (…) C’est comme si on achetait une bonne bouteille de vin qu’on aime pis qu’a se vidait jamais et puis qu’on pouvait se servir à tous les jours. »
Je vous souhaite d’accueillir des œuvres dans votre vie. Elles vous investiront de façons insoupçonnées et risquent de vous faire vivre de bien belles découvertes.
- Éric Bolduc
Because of my occupation of editor, I see - by necessity - many images of works, those I choose to share and many others as well which have been proposed to me every day for years. And then there is Facebook, where a network of artists and fans share such images. Through the constant visual flow, I hang on to some images more than others. In addition to the aesthetic judgment, certain practices attract me particularly.
One of the facets of the art that I find most compelling, is its reflective nature. It is often said that artists return an image to the society in which they find themselves. If art can be critical of social context - a harsh criticism sometimes even - I see also the reflectivity act between the artwork and the individual, the viewer-spectator.
The first works I had seen by Wil Murray passed through the now closed Push Gallery, once led by Megan Bradley. Megan had collected a very nice lineup of artists and works of the latter were pleasing to me immediately. As Robert Poulin (artist, collector and gallerist) recently said about the work of Wil: "It is not easy to make something new in abstraction, but with his 3D works he gets there, and is more interesting than most of the New New Painters of the 1990s."
I immediately liked the unbridled imagery, both abstract and abandoned. I sensed an attitude approaching rock & roll, a certain joie de vivre, with often irreverent or downright absurd titles added to the exhilarating experience. I have followed his work over the years, while he moved from Montreal to Berlin to London, etc.
Recently, circumstances led us to share a meal with a friend and I was of course very happy to be able to get to know him better. Circumstances also arose so that I could choose and bring back to Montreal (from Toronto) one of his 2007 works: a kind of medium-to-long term loan.
In hanging it in my office, I took a step back to consider it fully. I was expecting to see it move. The work in question is all curves and seems to bubble up as a volcano seen from above, like shimmering lava about to burst. The rounded forms evoke organs like kidneys or bladders, bounce in all directions. Pictorial surfaces stacked on each other like pancakes folded then congealed in the heart talk to me of a vision of the world that is dear to me: everything we perceive is always just a surface. We believe we know the objects that surround us, however their constitution is opaque; we have access to the more superficial layers where light is reflected. In scratching and digging into an object, it reveals only partly of what it is composed. While again exposing a surface - our apprehension of reality remains virtually two-dimensional - flat.
Wil’s work both challenged and conformed with this vision: composed of prostheses of coloured styrofoam coming out of the canvas upon which are piled organic brightly coloured lobes and folded paint pieces. In addition to the movement, and spills of framework and bright colors, several beaches of the artwork are covered with peas that premium on board seemed naïve and harmless reasons.
After having hung the piece, I was expecting everything to move, as the work would give the illusion of movement in my brain before my eyes. It was exactly the opposite that happened. I was there, transfixed before the painting on the wall, and it seemed to me extraordinarily fixed, immobile. If there was movement, it had been stopped, arrested in its tracks, frozen. I thought that the contrasting pea-like texture, was for something, creating a persistence of vision, a phenomenon which set the image in visual space in an incredibly effective way.
It is then that something magical happened. Immediately, I found myself somewhere else other than in my head (where I am most of the time). I had the impression that my conscience was now in my chest. Then I felt myself moving. While the work before me seemed firmly fixed, my internal perception became an incessant animated gesture, disordered and restless. I discovered myself in a dance of precarious and unstable balance. It made me feel a feverish disorientation.
The work of Wil, in an instant, gave me an inner vision which opened all kinds of intellectual avenues, anchored in a resolutely empirical experience, a form of knowledge that had passed through my body and not my head.
This is an overview of what living with a work can offer. What aspects of my life will be invested in it still? It is a mystery. We cannot know the outcome of cohabitation with objects whose value exceeds their aesthetic and symbolic qualities. They are also real bodies and as such, they address our body, communicate with other frequencies than that of the head, which nonetheless wants to capture and reduce it through analysis.
How did this work capture me? In acting as a mirror, and giving me a glimpse of my relative internal stability. This experience, as short as it was, disconcerted me and continues to inspire me. This experience seems to me to be at the heart of what art is. These objects, finely conceived and realized, facilitate altered states, direct openings to understand the world differently. This artwork invests of my Self, through my body. And of course, since it touches me, it gives me pleasure and delight. It captured my heart, and my head too - which recuperates all experiences. It gives me something to contemplate, an intellectual phenomenon known empirically, via the senses. The work addresses itself to us, and gradually and progressively becomes known to us.
When I asked Dominique what he saw, he told me "a long nose", then a complete character/figure. Immediately, I projected a pop figure: Mikey. A psychedelic Mickey Mouse in perpetual mutation, as a tight amalgam of animal features forming a body that moves, advancing again and again, inhabited and living in this house, this plasma soup - a large commercial icon - forever walking.
Between this work and the work of others who share my office, such as that of Marc Knowles, several conversations take place. Marc’s painting represents for me a coronal section of a volcano just before it erupts, an image that resonates very much with the work of Wil. These very personal narratives materialize spontaneously. Living with works, rubbing shoulders with them, over time, with our subjectivity, our moods, gives me the opportunity to know myself better. These days, these works live with me and help me to sense the volcano that inhabits me – the sensations and emotions which simmer deep inside and make their way patiently into my conscience...
As explained by Norbert Langlois and Marie-Christine Morin in this video on their practice of collecting art, living with the works give us much more than you might think: "An artwork in a home, it's going to bring something, and you cannot know that without a doubt until you do, and live with it." (…) It is as if we purchase a good bottle of wine we love that is never emptied and we can drink of it every day.”
I recommend that you too welcome works of art into your life. They will invest you in unsuspecting ways and may inspire you to many beautiful discoveries.
- Translation by Judith Brisson
Cher Éric,
Tu indique bien là où tout se joue dans nos rapports avec l'objet esthétique. Il est un déclencheur d'expérience, pas seulement un élément décoratif, qui, en tant qu'objet physique, peut se spéculer. Tu souligne cet aspect mercantile, lié à l'objet d'art, et il semble judicieux de le faire dans le contexte québécois. Bien sur l'aspect spéculatif lié à l'objet d'art ne disparaitra jamais, restera universelle, mais chez nous au Québec il semble qu'il fasse encore justifier socialement, les vertus de l'art plastique contemporain. Ceci indique bien, il ne faut pas avoir peur de se regarder en face, le rapport immature que la société québécoise entretien avec le milieu des arts contemporains.
Rédigé par : J.f. Cantin | 28/11/2014 à 11:28