Les réflexions de Brian O’Doherty1 ont mis en lumière les enjeux esthétiques et sociopolitiques du «white cube». En revanche, ni lui ni les multiples commentateurs de ses travaux ne se sont penchés sur la représentation purement politique des choix de mise en représentation des œuvres d’art dans les galeries. Je ne parle pas ici de représentations explicites, bien sûr, mais bien du rôle et de la fonction du white cube en tant qu’institution politique – rôle et fonction qu’on peut étendre à celui des institutions muséales ou quasi-muséales.2
Kasimir Malevitch, Suprematist Composition: White on White, MoMA, NY
Le choix des termes est ici important. J’entends par «institution politique» une arène dont l’existence et la légitimité sont reconnues par les citoyens d’une communauté politique et au sein de laquelle évoluent des débats intéressant la collectivités – lesquels débats peuvent être de nature variée (ce peut-être des discussions, débats contradictoires autant que des représentations sous forme matérielles variées de propositions). De plus, une institution politique n’évolue pas en vase clos: elle interagit avec ce qui lui est «extérieur» – citoyens et autres institutions – lesquelles interactions influencent l’évolution d’une partie des liens sociaux au sein de la communauté. Finalement, l’institution politique par son existence et ses interactions au sein de la société est porteuse de symboles donnant offrant aux membres de la communauté des éléments de représentation d’eux-mêmes.
O’Doherty affirme dans ces célèbres articles que le design du white cube obéit à des «lois» aussi rigoureuses et strictes que celles de l’architecture des églises médiévales:
A gallery is constructed along laws as rigorous as those for building a medieval church. The outside world must not come in, so windows are usually sealed off. Walls are painted white. The ceiling becomes the source of light. The wooden floor is polished so that you click along clinically, or carpeted so that you pad soundlessly, resting the feet while the eyes have at the wall. (...) Unshadowed, white, clean, artificial – the space is devoted to the technology of esthetics. Works of art are mounted, hung, scattered for study. Their ungrubby surfaces are untouched by time and its vicissitudes. Art exists in a kind of eternity of display, and though there is lots of “period” (late modern), there is no time. This eternity gives the gallery a limbo like status; one has to have died already to be there. (Inside the White Cube, p.15)
Ce lieu sacralisé voire sanctifié n’est donc pas, pour O’Dorherty, un espace neutre – c’est sa thèse forte: le white cube n’est pas un le réceptacle neutre des œuvres mais bien un construit historique. Le white cube conditionne et magnifie l’œuvre d’art, cette dernière n’étant plus placée en contexte (comme dans la galerie ou le musée moderniste) mais en institue le contexte. L’apparente neutralité du white cube opère ainsi une coupure physique et symbolique avec l’extérieur, cherchant à mettre ainsi les œuvres dans un espace-temps totalement déconnecté de la réalité sociale, politique et économique de la communauté politique.
Or, c’est probablement l’hégémonie presque complète du white cube comme forme de mise en scène de l’art contemporain depuis les années 1970 qui le rend à ce point apolitique. Non pas que les œuvres soient de facto apolitques – bien évidemment, nombre d’entre elles sont profondément politiques –, mais que la volonté esthétique de décontextualiser l’exposition des œuvres constitue, volontairement ou non, un projet politique de faire de la galerie ou du musée une institution hors de la communauté politique. Mais à l’instar de l’église médiévale, le white cube occupe un rôle et une fonction éminemment politique, bien plus, d’ailleurs, que la galerie ou le musée modernistes. En scellant (littéralement) l’espace d’exposition par rapport au monde extérieur, en en faisant un lieu sacralisé, on érige une barrière symbolique pour le profane, rendant cet espace encore plus inaccessible. Par conséquent, seuls les initiés aux codes politiques et culturels de l’art contemporain peuvent avoir accès au sens porté par les œuvres. Le propos des œuvres, donc la «discussion» publique qui se déroule au sein du white cube en est une portée et comprise uniquement par une élite qui détient, de ce fait, un pouvoir symbolique, social et politique inaccessible aux masses. C’est à cet égard que le white cube constitue une institution éminemment politique.
Notes
- Brian O’Doherty (1976), Inside the White Cube: The ideology of the gallery space, Berkeley & Los Angeles: University of California Press, 1999 ; (2007), Studio and Cube: On the relationship between where art is made and where art is displayed, New York: FORuM (Columbia University Press).
- J’entends par «quasi-muséales» les lieux d’exposition privés ou autogérés qui recourent aux manières de faire similaires à celles des musées en bonne et due forme (commissariat, publications, documentation, archives, par ex.).
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