La popularité croissante du street art me laisse songeur. Nous vivions, d’une part, dans une société lisse qui accepte difficilement les aspérités dans son paysage visuel. On cherche à rendre transparents les itinérants autant qu’à uniformiser les habillements ou le design des objets du quotidien. Le street art déséquilibre cette uniformité conformiste et est pourtant en vogue, donc.
Jérôme Bosch, Les Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Étapes humaines, La colère (détail)
Banksy, sa super-vedette, était un graffiteur parmi tant d’autres il n’y a pas si longtemps. Un graffiteur de talent, certes, mais dont les pochoirs socialement critiques et revendicateurs allaient faire de lui l’un des artistes contemporains les plus connus du grand public. Des photographies de ses œuvres se multiplient à l’infini sur le web et on arrache même des morceaux de murs où se trouvent ses graffitis pour les revendre sur les marchés parallèles de l’art, à fort prix.
Bien sûr, le travail de Banksy est poli, choque peu. Son esthétique se rapproche de l’illustration classique, sa critique sociale n’insulte pas (trop) les bonnes mœurs et les lieux qu’il choisit ne défigurent pas le mobilier urbain, au contraire. C’est ce qui a permis à l’artiste britannique de rendre le street art socialement acceptable. On continue, ici comme ailleurs, à condamner et à poursuivre les tagueurs, mais les graffiteurs, en autant qu’ils respectent la sacro-sainte propriété privée et qu’ils adoptent une esthétique plus ou moins « décente », sont de plus en plus acceptés, voire valorisés. Généralement, un critère consensuel a émergé, sans qu’il n’y ait nécessairement de décision politique ou règlementaire claire : le graffiti en murale sera positivement accueilli s’il couvre un espace urbain non valorisé. Que ce soient les viaducs isolés dans l’Est de Montréal, les murs aveugles du Plateau Mont-Royal ou les gigantesques structures sous l’autoroute Dufferin à Québec.
Ces trois critères permettent donc de préserver l’ordre établi. Aucune rugosité n’est admise dans le paysage. Les œuvres de Bansky ou ces murales colorées que l’on admire dans nos villes me semblent donc exprimer l’exact inverse de la rébellion, de la colère et de la critique radicale qu’avait à l’origine le street art.
Cela contraste avec un épisode célèbre de l’histoire moderne du Québec, la fameuse affaire du Corrid’Art lors des Olympiques de 1976. Cette gigantesque installation d’œuvres d’art en public formait, comme son nom l’indique, un immense corridor traversant la ville le long de la rue Sherbrooke, de Atwater à Pie-IX. L’architecte Melvin Charney avait organisé cette exposition, le seul événement artistique des J.O. de Montréal. Comme il l’a raconté par la suite, chaque décision entourant Corrid’Art devait être approuvée par les fonctionnaires de la Ville ; on était loin d’une manifestation contestataire spontanée. Pourtant, quelques jours après l’inauguration de cette inédite galerie en plein air, les cols-bleus l’ont détruite à coup de tronçonneuse et de bulldozers. C’est le maire Drapeau qui avait exigé sa destruction, jugeant les œuvres offensantes et indécentes. L’autocrate provincial que pouvait être parfois Drapeau avait, une fois de plus, lissé et policé SA ville comme il avait rasé des milliers d’arbres sur de grandes artères afin de faire de Montréal une grande ville moderne, c’est-à-dire aseptisée.
Au regard du pouvoir, l’art, particulièrement s’il est présenté sur la place publique, ne doit pas être « indécent. » C’est la raison pour laquelle toute colère, toute revendication violente et tout attaque aux bonnes mœurs de l’époque ne sont pas plus tolérées aujourd’hui qu'hier. Oui au street art, à la condition qu’il ne choque pas, donc à la condition qu’il se dénature complètement et qu’il n’accentue pas les rugosités du paysage et de la société.
Le street art a rejoint, en somme, le design du mobilier urbain et l’art public commissionné, commissaire et budgets en moins.
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