L’avare tel qu’on l’a historiquement représenté a généralement un rapport charnel, physique et sensuel avec son trésor. Il caresse sa « cassette » de pièces d’or – palper ses écus lui apporte une jouissance qui dépasse largement une quelconque motivation rationnelle d’accumulation de la richesse. On imagine mal – au-delà de l’anachronisme, Harpagon, le père Grandet ou Séraphin Poudrier caresser l’écran de leur ordinateur sur lequel s’afficherait la valeur de leur portefeuille boursier.
Jérôme Bosch, Les Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Étapes humaines, L'avarice (détail)
De même, le collectionneur d’art a un rapport tout aussi sensuel avec ses œuvres. Bien entendu, collectionner participe d’une certaine forme de relation sociale ostentatoire : on met en valeur à la vue de tous sa collection. Mais ce caractère public, au sens fort, de l’acte de collectionner demeure limité aux quelques privilégiés qui auront la chance d’admirer ces œuvres. La véritable consommation ostentatoire – pour reprendre les mots de Veblen – se réalise davantage lorsque la collection devient publique (par un don à un musée, par exemple).
Le rapport du collectionneur à ses tableaux et sculptures est beaucoup plus privé qu’il n’y paraît de prime abord. L’expérience esthétique des arts visuels, bien qu’elle ne fasse appel généralement qu’à la seule vue, est profondément sensuelle et charnelle. Avaricieuse, même. Nul autre que le collectionneur ne peut toucher (littéralement) ses œuvres, comme personne n’a accès au trésor de l’avare. Balzac dit du père Grandet, d’ailleurs, que son visage « annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l’égoïsme d’un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l’avarice. » Un homme au caractère froid et dur qui n’a d’autres plaisirs que la contemplation et la proximité de son trésor.
C’est la raison pour laquelle l’art devenu public, dans les musées ou les galeries, nous semble à ce point désincarné, figé dans l’écrin froid de la salle d’exposition. Pas pour rien que depuis plusieurs années les musées s’ingénient à rendre l’expérience de la visite plus chaleureuse, en faisant appel aux autres sens (avec les audioguides) ou des activités tactiles autour des expositions. À l’inverse, les nombreuses formes de mise en scène de l’art public, souvent ludiques, qui invitent le spectateur à entrer en relation physique et à jouer avec les œuvres ne se multiplient pas pour rien : les artistes comme les médiateurs cherchent à inviter le public à une plus grande proximité avec l’art.
Les « touche pas ! » hurlés à voix basse par les parents à leurs enfants sont bien emblématiques de la distance classique entre le spectateur et l’œuvre. Il est tout de même étonnant qu’un objet donné à voir ne puisse être touché, outre pour les raisons pragmatiques de conservation. Les textures de certaines toiles et encore plus celles de sculptures semblent faites expressément pour être tâtées.
Mais voilà le privilège de l’avare-collectionneur (et du conservateur ou du galeriste). Et de l’artiste. Où est-il, dans la narration classique de l’avare ? Une espèce de démiurge créant le trésor ? Ou, peut-être, le moteur de la création de cette richesse, l’accumulation ou le négoce ? Quoi qu’il en soit, dans le rapport qu’il entretient à ses œuvres, le collectionneur cherchera toujours à atteindre le créateur. Le tableau ou la sculpture constituent une part physique, une trace du corps de l’artiste. La cristallisation du geste créateur que le collectionneur acquiert. Collectionner l’œuvre d’art, c’est devenir propriétaire d’un fragment du corps de l’artiste. Ultimement et en toute logique, le fantasme de l’avare-collectionneur sera de posséder littéralement une partie du corps de l’artiste, comme le personnage de Nagiko qui fabrique des livres calligraphiés sur la peau d’hommes, dans The Pillow Book de Peter Greenaway.
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