Attablé, l’homme tient dans une main, un morceau de viande; dans l’autre, un pichet de ce qu’on devine être du vin ou de la bière. Même s’il y a encore de la nourriture sur la table, une bonne lui apporte une volaille supplémentaire sur un plat. La pièce est, comme il se doit, en désordre.
Jérôme Bosch, Les Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Étapes humaines, La gourmandise (détail)
L’homme est gros. Le glouton, est souvent un homme gros, d’ailleurs. Il est plus rare de voir la gourmandise dépeinte sous les traits d’une femme. Probablement parce qu’il y a dans l’imaginaire et dans l’imagerie une association faite entre le caractère brut, animal du masculin et ce péché primaire qu’est la gloutonnerie. Des sept péchés capitaux, la goinfrerie représente sans doute le comportement le plus rustre. La section que lui consacre Bosch dans les « Sept péchés capitaux » l’illustre bien: le désordre de la salle à diner reflète celui de l’âme du gourmand.
La gourmandise est indiscipline, à l’opposé de l’ascèse du carême, le temps traditionnellement le plus fort dans la vie d’un chrétien. La galerie d’art contemporain dépouillée – le white cube – m’a toujours fait penser au carême et aux rites austères. Des lieux sans chaleur où toute démonstration du plaisir est absente. L’œuvre de Malevitch et des suprématistes est probablement la forme la plus aboutie de cette austérité. Le Carré blanc sur fond blanc exposé dans un white cube comme antonyme parfait de la gourmandise esthétique.
Ce qui étonne de cette sobriété c’est qu’elle s’oppose à l’image qu’on se fait du studio de l’artiste, jonché de tubes de couleur, de pinceaux souillés et de chevalets bancals. L’anti-white cube, comme le décrit Brian O’Doherty.1 La boulimie créatrice évacuée des lieux d’exposition; une évacuation en forme de purgatoire.
À l’opposé, l’art brut foisonne de désordre et d’indiscipline, dans sa création comme dans sa mise en spectacle. Prenez le célèbre «Palais idéal» du facteur [Ferdinand] Cheval. L’artiste a mis plus de trente ans de sa vie à ériger cette orgie de formes et de détails. L’œuvre se donne à voir avec la même démesure que sa création. Toute mise en scène serait, bien entendu, impossible – mais elle serait, surtout, inutile.
Il en va de même de l’art brut en général. Ces œuvres se présentent avec une parfaite adéquation entre leur processus créatif échevelé et leur résultat. Les œuvres «anarchitecturales» de Léonce Durette – comme celles de bien d’autres artistes qu’on peut admirer, notamment, au célèbre musée de Lausanne de Jean Dubuffet2 – s’opposent en elles-mêmes à la logique muséale. D’ailleurs, l’artiste n’aime pas les musées: «c’est toutes des vieilles affaires que j’ai déjà vues».3 Pour lui, la présentation idéale de ses œuvres, c’est dans leur environnement de création, chez lui, en posant «les pièces de la même façon. Ici, c’est un décor d’ensemble. Il faut que ça reste plein».
Il faut que ça reste plein, comme le ventre du glouton. Un white cube est tout sauf plein. L’orgie et la gloutonnerie créatrice brute ne se voient jamais mieux que dans les œuvres in situ de l’art indiscipliné.
Notes
- Brian O’Doherty, Studio and Cube: On the Relationship between where art is made and where art is displayed, New York, Bell Center/FORuM, Columbia University, 2007, p.38-39.
- Collection de l’Art brut, Lausanne, Collection de l’Art brut, 1976 [brochure officielle du musée].
- Valérie Rousseau, Vestiges de l’indiscipline : Environnements d’art et anarchitecture, Ottawa, Musée canadien des civilisations, Collection Mercure, 2007, p.7.
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