Sur la tête de la femme, que l’on voit de dos, une coiffe. Se dérobe ainsi à notre regard l’intimité de son corps – à l’exception notable d’une toute partie de son cou. Une armoire est ouverte, comme un coffre contenant parures et bijoux. La femme admire son reflet dans un miroir tenu par un être diabolique à tête de chacal. Dans une pièce adjacente, un petit chien (fidèle?) observe la scène de loin, dans le noir.
Jérôme Bosch, Les Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Étapes humaines, L'orgueil (détail)
Des «Sept péchés capitaux» de Bosch, la section «Orgueil» est l’une des plus délicates, des moins violentes. C’est la seule dans laquelle ne se trouve qu’un être humain – comme il se doit – isolé dans son intérieur, seule avec elle-même et le diable tentateur. Des chemins qui éloignent de la miséricorde divine, l’orgueil est, avec la paresse (acedia), le plus intérieur et celui qui a le moins d’impact sur autrui. Il s’agit d’un péché intérieur, une dérive de l’introspection et de la narration de soi. L’orgueilleux se raconte lui-même en centrant son attention sur soi.
À cet égard, il est l’archétype du premier niveau de l’expérience esthétique: l’œuvre comme miroir de soi. La révolution esthétique de la Renaissance, en plus de mettre en scène le quotidien (particulièrement chez Bosch), est particulièrement celle de cette réflexivité individuelle. Une réflexivité qu’on retrouvera quelques décennies plus tard avec la grande popularité que connaitront les memento mori.
L’art des quinze premiers siècles de l’ère chrétienne se consacrait par une très large mesure à l’édification de modèles allégoriques de vertu. L’œuvre de Bosch (notamment) rompt radicalement avec cet héritage – en s’inspirant, en revanche, des bestiaires médiévaux. Il offre à voir au spectateur la réalité crue, la laideur du réel mais surtout la complexité effroyable de la vie psychique intérieure. Pas pour rien que les surréalistes, quatre cent ans plus tard, furent à ce point influencés par Bosch.
Aux yeux de la morale judéo-chrétienne, n’y a-t-il pas plus orgueilleux que de sonder ses petits tourments intérieurs? La vertu de modestie devrait l’empêcher. Plus encore, l’artiste mettant en scène, comme Bosch le fait, ces travers psychologiques ne fait-il lui-même pas preuve d’un orgueil démesuré? «Prenez garde, prenez garde, Dieu voit!», avertit l’œuvre de Bosch. L’artiste usurpe la place de Dieu en décodant les mouvances de l’âme individuelle: c’est ce qu’il donne à voir au spectateur. Par effet de miroir, il magnifie ces tourments et les caractéristiques particulières à chacun.
Il serait tordu d’établir une filiation de Bosch à John Locke ou David Hume. En revanche, son œuvre s’inscrit dans la montée de la bourgeoisie au cœur de la Renaissance. Laquelle montée mettra en place les conditions de l’émergence de l’individualité – bien plus que de l’individualisme –, cette capacité à définir sa propre narration de soi. Avec orgueil.
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