En réponse à Libre opinion - Que reste-t-il de l’art en 2014?
Joseph Beuys, zeige deine Wunde (show your wound), 1974/75, © VG Bild-Kunst, Bonn 2010; Foto: Achim Kukulies; © Kunstsammlung NRW
Le 13 janvier dernier, le philosophe Pierre Desjardins signait une lettre dans la section « libre opinion » du Devoir où il proposait au lecteur une sorte d’état des lieux du monde de l’art contemporain. Il y faisait ce constat que l’esthétisation et la démocratisation de l’art accomplies au fil des dernières décennies auraient eu pour effet de soustraire les œuvres à leur rôle essentiel dans le « dévoilement de grandes vérités » pour en faire plutôt autant d’objets voués à procurer au consommateur une expérience apaisante. « Nous sommes à l’époque de l’art thérapie », écrivait-il, soulignant du même coup l’écart catastrophique entre l’art d’aujourd’hui et celui d’une autre époque, dont on comprend bien qu’il est nostalgique.
Il est de nombreuses questions que l’on pourrait vouloir adresser à M. Desjardins tant son texte est court et ses propositions étendues. Je me limiterai aux deux suivantes. D’abord, quelle est cette autre époque, cet âge d’or de l’art révélateur de « grandes vérités » ? Étant donné ses allusions à la figure de l’artiste solitaire et à la peinture du 19e siècle, on pourrait penser que c’est à cette époque, soit celle de la peinture romantique, qu’il la situe. Mais encore faudrait-il savoir de quelle peinture il s’agit exactement : allemande ? italienne ? française ? anglaise ? Préraphaélite ? Impressionniste ? Or peut-on vraiment penser que toutes ces traditions et ces pratiques artistiques distinctes, lesquelles n’achèvent pas de décrire la variété des œuvres de cette époque, relèvent d’une seule et même fonction, soit celle de dévoiler de grandes vérités ? En fait, un bref coup d’œil à l’histoire de l’art révélera combien la chose semble fort peu probable : si certaines références thématiques semblent se répéter dans les œuvres de Caspar David Friedrich et de William Turner, force est de constater que la peinture n’invite plus du tout au même regard lorsqu’elle répond des coups de pinceau d’un Monet ou d’un Van Gogh. Aussi, si l’on devait se risquer à un commentaire général – et conséquemment faussement réducteur – sur l’art du 19e siècle, ce serait plutôt celui-ci, que les pratiques artistiques de cette époque auront été autant de tentatives de réponse artistique aux thèses philosophiques du siècle précédent, elles dont deux des maître-concepts auront été ceux d’expérience esthétique et de génie. Impossible, bien sûr, de faire le détail de cette histoire de la philosophie ici. Je me contenterai donc de rappeler qu’Edward Young, auteur anglais du 18e siècle dont on aura souvent affirmé l’influence sur l’art du 19e siècle, voyait dans les belles œuvres du génie et les expériences qu’elles procurent un doux cordial dont l’effet était très précisément d’apaiser l’âme sujette à une fortune malheureuse. L’époque de l’art thérapie, peut-on penser, n’aura donc pas attendu notre siècle pour battre son plein.
Cela nous conduit à un problème plus criant dans l’analyse de M. Desjardins : l’art d’aujourd’hui se définit-il vraiment et essentiellement par son rapport à l’expérience esthétique ? Ses œuvres sont-elles uniquement voués à une consommation plaisante et apaisante ? À la vérité, voilà bientôt cent ans que les artistes eux-mêmes, ainsi que les théoriciens s’intéressant à leurs accomplissements, travaillent à révéler les limites et les failles d’une définition de l’art exigeant qu’il procure une expérience esthétique satisfaisante. Que l’on pense à « Fountain », de Marcel Duchamp, ou à « Hole » de Claes Oldenburg, ou encore, plus près de nous, aux performances (parfois dégoulinantes !) de l’artiste montréalaise Noémi McCumber : les exemples abondent dans la production artistique du dernier siècle qui affirment clairement l’autonomie de l’art face au plaisir esthétique. Et ce sont ces exemples qui auront contraint des théoriciens tels que le récemment défunt Arthur Danto à proposer des définitions de l’art se refusant à faire des propriétés esthétiques une condition nécessaire à l’identification d’une œuvre d’art comme telle.
Il y aurait encore fort à dire à ce sujet, mais je me limiterai à cette dernière remarque : M. Desjardins m’apparaît avoir manqué de faire cette nuance, capitale, entre la récupération industrielle de l’art à des fins de consommation et la production artistique elle-même. Les deux pratiques ne répondent tout simplement pas aux mêmes finalités, ni aux mêmes règles. Alors que la première est effectivement toute entière vouée à la production, voire à la prolifération d’expériences plaisantes, l’art contemporain, lui, ne voit dans la production de telles expériences qu’une simple possibilité qu’il lui est à chaque fois loisible d’ignorer. Qu’il nous soit parfois difficile de distinguer entre l’œuvre d’art et la simple production plaisante, je veux bien en convenir. Mais réduire sans nuances la première à la seconde, ainsi que notre époque l’aurait fait si on se fie aux propos de Pierre Desjardins, c’est méconnaître l’histoire de l’art du dernier siècle. C’est aussi, et surtout, se fermer les yeux sur la richesse de la production artistique contemporaine.
Olivier Mathieu - Docteur en philosophie de l’art
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