Avant la modernité, les Beaux-arts étaient destinés à glorifier le pouvoir de la religion ou du politique. Je schématise, évidemment. L’œuvre d’art régulant l’ordre social a longtemps constitué le cœur même du travail de l’artiste au service de l’Église ou du Prince, souvent malgré lui. Inversement, si je puis dire, l’œuvre a, bien évidemment, été le miroir de la société et de cet ordre politique. À l’intersection de ces deux visions nous découvrons l’œuvre observant le spectateur, l’œuvre-regard, l’œuvre qui juge. On peut dans cette perspective considérer l’œuvre comme « autonome », l’expérience esthétique se transformant en réception de son jugement.
Jérôme Bosch, Les Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Étapes humaines (détail)
Ainsi du célèbre tableau attribué à Bosch « Les Sept péchés capitaux et les Quatre dernières étapes humaines » réalisé au début du 16e siècle. Au centre de la peinture, les sept péchés capitaux sont organisés en segments d’un grand cercle, au cœur duquel semble sortir un Christ observateur des scènes pécheresses. Aux quatre coins, la destinée qui attend l’Homme selon les gestes qu’il aura accompli au cours de sa vie (jugement du pécheur par le diable, paradis, enfer et jugement dernier).
La forme circulaire sertissant l’image du Christ n’est pas anodine. Comme l’a fait remarquer l’historien de l’art Walter S. Gibson dans un célèbre article, le cercle représente un œil dont la pupille est Dieu ; le regard de Dieu sur les péchés des mortels.1 Incidemment, sous la figure du Christ – dans l’iris, donc – on lit « Cave, cave, dominus videt » : « Prenez garde, prenez garde, Dieu voit. » Deux fois plutôt qu’une, l’œuvre nous avertis : attention ! Dieu vous regarde agir, Dieu connaît vos péchés ! Le Christ observe nos faits et gestes quotidiens qui décideront de notre sort. Sous la Table des péchés, une citation de la Bible le rend explicite : « S’ils étaient des sages, ils comprendraient cela, ils seraient intelligents pour leur avenir » (Deut., 32 : 29).
On sait l’importance de cette œuvre non seulement dans l’histoire de l’art mais dans celle de la représentation du péché. Bosch innove en illustrant les fautes capitales des humains dans leurs actes quotidiens. Exit les représentations théologiques abstraites, l’acte pécheur nous guette dans la vie de tous les jours : « it was with a revisionist twist. The sins were converted from theological abstractions to the follies of everyday people in their everyday lives. »2 L’œuvre-regard, l’œuvre-jugement ne participe désormais plus de l’édification vers un absolu transcendant ni la glorification d’un pouvoir mais tourne son regard vers l’ordinaire de la vie humaine. Redoutable panoptique disciplinaire dans lequel le Christ joue le rôle du gardien de notre prison morale. Là non plus la forme circulaire n’est pas anodine : elle symbolise l’omniscience et l’omniprésence du regard divin.
L’œuvre de Bosch fait rupture et inaugure l’ère de l’œuvre-regard. Au-delà du miroir de la société et de l’action des hommes, elle nous renvoie à notre propre malaise, à notre propre réalité et non plus à un lointain pouvoir ni à une abstraite transcendance. Le regard divin, qu’il soit symbolisé par une figure christique ou par une conscience intérieure, jette sur nous son jugement. L’expérience esthétique ne sera plus la même, intériorisée dans nos faits et gestes.
Notes
- Walter S. Gibson (1973), « Hieronymus Bosch and the mirror of man: the autorship and iconomgraphy of the tabletop of the Seven deadly sins », Oud-Holland, vol. 87, p. 205-226.
- Kastenbaum, Robert (2002), « Seven deadly sins », in Robert Kastenbaum (dir.), Macmillan encyclopedia of death and dying, New York, Macmillan, vol. 2, p. 751 ; voir aussi Helena Goscilo (2010), « Vision, vanitas, and veritas: the mirror in art », Studies in twentieth and twenty-first century literature, vol. 34, p. 282-320.
Excellente analyse, Ianik. Comme je ne connaissais pas cette oeuvre, j'ai dû cliquer pour mieux voir les illustrations relatives aux péchés (peut-être faudrait-il l'indiquer aux incultes comme moi). Mais je trouve le filon intéressant, à savoir dès que l'on illustre quelque chose comme un péché, on finit par enfermer sa définition dans l'image.
Rédigé par : Jocelyn Girard | 31/01/2014 à 11:59