L’art brut a ceci de particulier – entre autres – de poser de nombreuses questions sur la diversité des formes d’arts visuels en société. Il interroge autant la nature même de l’œuvre d’art que son positionnement institutionnel et médiatique. Plus précisément, il pose la question de la filiation historique de l’œuvre d’art et de l’artiste. À partir du moment où Dubuffet a inventé le terme d’«art brut» pour qualifier l’expression artistique d’artistes qui n’ont pas de culture artistique, généralement psychiatrisés, il présuppose, de fait, que l’art «standard» doive s’inscrire dans un héritage historique, que l’artiste «standard» doive posséder une culture artistique quelconque. Cette culture peut être institutionnelle, acquise à une école des Beaux-arts, par exemple, ou autodidacte. Quoiqu’il en soit, on peut en déduire de la définition de Dubuffet qu’une telle culture est un présupposé à l’acquisition du statut d’artiste.
Adolf Wölfli, Irren-Anstalt Band-Hain, 1910
En revanche, depuis que l’art brut soit devenu populaire dans les années 1950 et 1960, il s’est lui-même institutionnalisé. À un point tel que plusieurs artistes (généralement autodidactes) s’en réclament (pour s’en convaincre, il suffit de faire une petite recherche sur des sites de vente en ligne d’œuvres d’art par les artistes eux-mêmes). D’une part, cette identification à l’art brut est surtout formelle: ce sont les caractéristiques de la grammaire visuelle qui rapprochent l’un de l’autre. D’autre part, elle se réclame d’une certaine liberté, d’une mise en marge de l’histoire de l’art officielle et institutionnalisée. Cependant, on est bien loin du mode d’expression des psychiatrisés de Dubuffet. Le travail des artistes contemporains qui se réclament de l’art brut ne s’inscrit pas dans la même logique que l’œuvre produite par Adolf Wölfli, l’un des plus célèbres artistes psychiatrisés identifiés par Dubuffet.
Il y a dans l’identification à un courant, donc dans un positionnement quelconque dans l’histoire de l’art, un nécessaire appel à la fois à l’intention de l’artiste et à la réception du spectateur qui regarde l’œuvre, chacun étant lié à l’autre. Quelle démarche fait le spectateur devant une œuvre d’art? Il chercher à la décoder et la reliant à certaines références: historiques, formelles ou émotionnelles.1 S’entremêlent des réseaux de sens fournis par les institutions. Ainsi, l’art brut acquiert une certaine légitimité institutionnelle et s’enrichit de sens pour le spectateur à partir du moment où sont réunies des œuvres étiquetées comme tel dans le musée de la Collection de l’art brut de Lausanne. Le spectateur est appelé à apprécier ces œuvres par l’intention particulière des artistes les ayant produites dans un contexte particulier, la psychiatrie et l’art-thérapie, par exemple. Il appréciera d’autres intentions chez les artistes se réclamant consciemment de l’art brut sans appartenir à la réalité de l’institution psychiatrique.
Ces orphelins de l’histoire de l’art que sont les «véritables» artistes de l’art brut, les psychiatrisés qui auraient été dénués de toute culture artistique, interrogent donc davantage le spectateur que leur propre statut artistique. L’intention de l’artiste et sa position dans le vaste spectre de la production des arts visuels participe d’une même logique que celle d’un artiste ayant fait une école des Beaux-arts ou se réclamant d’une filiation historique particulière. Le spectateur demeure le souverain juge de l’appréciation de l’œuvre, qu’elle soit le fruit du travail d’un psychiatrisé ou d’un Académicien.
- Voir Alessandro Pignocchi L’Œuvre d’art et ses intentions (Paris, Odile Jacob, 2012).
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