"Ce que nous voulons: l’indépendance de l’art – pour la révolution; la révolution – pour la libération définitive de l’art." Ainsi se conclut le Manifeste pour un art révolutionnaire, dont on peut lire de larges extraits dans un petit livre publié récemment par le professeur d’économie à la retraite et spécialiste de la pensée marxiste Louis Gill, Art, politique, révolution.1 Livre dont la parution est malheureusement un peu passée inaperçue, alors qu’il relate pourtant un élément passionnant de l’histoire de l’art et de l’histoire sociale et politique de la première moitié du 20e siècle: les manifestes artistiques "révolutionnaires".
Diego Rivera, Tierra y Libertad (détail), 1929-1935, Palacio National México
Des manifestes dadaïstes du tout début du siècle au Refus global des automatistes québécois de 1948, plusieurs textes majeurs ont accompagné les nombreux bouleversements politiques et sociaux qui ont mené à la montée des régimes totalitaires nazi, fascistes et staliniens. Parmi ceux-là, le Manifeste pour un art révolutionnaire, le moins connu d’entre eux, est probablement le plus fascinant. Publié en 1938, il "a été élaboré au sommet de la période totalitaire hitlérienne et stalinienne, qui a asservi l’art à la réalisation de ‘créations’ imposées chantant la puissance de la race et de la nation et les louanges du chef", comme le rappelle Louis Gill (p.11).
Ce texte commence par un constat évidemment alarmant:
On peut prétendre sans exagération que jamais la civilisation humaine n’a été menacée de tant de dangers qu’aujourd’hui. (...) Nous n’avons pas seulement en vue la guerre qui approche. Dès maintenant, en temps de paix, la situation de la science et de l’art est devenue intolérable. (p.81)
Ce manifeste est d’importance, souligne Louis Gill, pour son "affirmation des conditions essentielles à l’existence d’un art véritable, soit l’absolue nécessité de son indépendance, l’art ne pouvant consentir sans déchéance à se plier à quelque directive étrangère" (p.91). L’enjeu de l’indépendance de l’art "demeure d’une brûlante actualité dans un monde où toutes les composantes de la vie sociale sont soumises aux lois du marché" (p.132). Bien plus, il plaide non seulement pour l’indépendance et la liberté totale de l’art – son mot d’ordre: Toute licence en art! – face aux "forces du marché" mais également de toute influence politique.
Lorsqu’on connaît les auteurs du texte, cela peut surprendre. Si le manifeste est signé par André Breton et le peintre muraliste mexicain Diego Rivera, il a été en réalité rédigé par Breton et Léon Trotsky, et essentiellement par ce dernier. Breton, alors en voyage au Mexique où il était allé rejoindre Trotksy en exil, était un militant marxiste révolutionnaire convaincu. Trotsky était un partisan de la violence révolutionnaire et a dirigé en 1921 l’écrasement de l’armée révolutionnaire Makhnovchtchina. Il est donc étonnant, a priori, que Breton et Trotsy défendent ainsi la liberté la plus fondamentale non seulement de l’art, mais aussi de la vie intellectuelle en général, y compris la science et la littérature.
Pourtant, précise André Breton dans un discours devant le Parti ouvrier internationaliste, quelques mois après la publication du Manifeste:
Je précise qu’on est plus redevable à Trotsy qu’à Rivera et à moi-même de l’indépendance totale qui y est revendiquée au point de vue artistique. C’est en effet le camarde Trotsky qui, mis en présence du projet où j’avais formulé: "Toute licence en art, sauf contre la révolution prolétarienne", nous a mis en garde contre les nouveaux abus qu’on pourrait faire de ce dernier membre de phrase et l’a biffé sans hésitation. (pp.93-94)
Trotsky a élaboré cette pensée dans un article paru la même année "L’art et la révolution" (commenté et largement cité dans le livre de Louis Gill, ch.7).
Trotsky s’opposait fermement à l’asservissement de l’art par le pouvoir despotique de Staline – sans compter la science au service de son idéologie, pensons à Lyssenko – et le Manifeste revendique à cet égard une totale liberté: "pour ce qui est de l’activité intellectuelle en général, scientifique et littéraire comme artistique, dont le manifeste souligne qu’elle ne peut se déployer pleinement que dans ‘un régime anarchiste de liberté individuelle’." (p.91).
L’artiste et le scientifique sont, en ce sens, des révolutionnaires. Ils se révoltent contre le réel – pour reprendre une idée centrale au Refus global – et posent les bases d’un monde nouveau. À l’heure où les pouvoirs économiques et politiques logent à la même enseigne de l’idéologie de la rentabilité en toute chose, ce "régime anarchiste de liberté individuelle" revendiqué par le Manifeste pour un art révolutionnaire il y a 75 ans cette année paraît plus que jamais d’actualité – comme les autres manifestes artistiques du 20e siècle présentés dans l’ouvrage de Louis Gill.
Notes :
- Louis Gill, Art, politique, révolution: Manifestes pour l’indépendance de l’art (Borduas, Pellan, Dada, Breton, Rivera, Trotsky), Montréal, M Éditeurs, 2012, p.90; toutes les citations suivantes sont tirées du même ouvrage.
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