Le mandat du Président américain Jimmy Carter, de 1977 à 1981, demeure l’un des plus atypiques de l’histoire récente des États-Unis – tant par les politiques qu’il a mises en place que par la personnalité même de Carter. Fils de fermier, cultivateur d’arachides, Carter n’est pas issu d’une dynastie politique ni d’un milieu qui le destinait aux plus hautes fonctions politiques de son pays. Il a pratiqué, en quelque sorte, le «do it yourself» prôné par l’idéologie punk. Président au cours d’une période politique et économique particulièrement difficile, il se voyait presque condamné à l’avance à échouer à répondre aux attentes de ses commettants – on lui a d’ailleurs reproché sa franchise à décrire le peu d’espoir auquel faisait face le pays à cette époque. Il a su dépeindre, malgré lui, le «no future» punk. Do it yourself et no future: Jimmy Carter était un Président punk.1
Agitprop: The Politics of Punk, album compilation édité en 1992 sous étiquette Cleopatra Records, #9988.
Jimmy Carter est élu en novembre 1976 par la peau des dents: 50,1% du suffrage exprimé – contre 48% au Républicain Gerald Ford. Lorsqu’il prend officiellement le pouvoir le 20 janvier 1977, les États-Unis vivent la crise économique la plus profonde depuis les années 1930. La présidence de Carter sera marquée par une succession ininterrompue de crises – économiques, sociales, politiques et internationales. Son accession au pouvoir marque définitivement la fin des «Trente glorieuses» – la période d’abondance de l’après-guerre, de 1945 à 1975.2 Le choc pétrolier de 1973, en plus de constituer l’élément déclencheur de la crise économique, symbolise le début de l’effondrement du Rêve américain.
La hausse drastique du prix du pétrole – le prix du baril a quadruplé en un an – a créé un choc qui a atteint l’ensemble de l’économie. Mais de manière très concrète et immédiate, cela signifiait pour les consommateurs américains une hausse tout aussi drastique du prix de l’essence à la pompe. On n’imagine pas l’impact symbolique que pouvaient représenter les files d’attentes des voitures pour faire le plein dans les stations service du pays – sans compter celles qui devaient fermer temporairement parce qu’elles n’avaient tout simplement plus d’essence à vendre. Un écriteau fait main à l’entrée de la station d’essence où l’on peut lire «Sorry, no more gas today» représentait à coup sûr le délitement de l’idéal américain (voyez ces photos d’archive). Les trois décennies de l’après-guerre, qui avaient vu naitre et croitre la classe moyenne américaine – avec son bungalow en banlieue, abritant sa petite famille et devant lequel était stationné sa somptueuse voiture – semblaient définitivement un passé révolu.
Ajoutons à cela la crise du Watergate qui était encore très fraiche à la mémoire de tous les Américains, la guerre du Vietnam et les dérèglements économiques mondiaux suite à l’effondrement du système monétaire : l’avenir semblait bien sombre aux yeux des Américains. Les événements sous la présidence de Carter n’allaient qu’amplifier cette impression : deuxième choc pétrolier en 1979, crise des otages en Iran, guerre entre les moudjahidines et l’armée soviétique en Afghanistan – même les assassinats des frères Kennedy et de Martin Luther King étaient encore frais à la mémoire. No future.
Dans un célèbre discours télévisé en 1979, «The Crisis of Confidence»,3 Carter a su bien cerner ce «malaise» - c’est d’ailleurs le nom qu’on a donné a posteriori à ce texte alors que le Président n’y a jamais prononcé ce mot. L’un des passages les plus emblématiques de cette vision sombre de l’avenir, notamment pour le peuple américain:
The symptoms of this crisis of the American spirit are all around us. For the first time in the history of our country a majority of our people believe that the next five years will be worse than the past five years. Two-thirds of our people do not even vote. The productivity of American workers is actually dropping, and the willingness of Americans to save for the future has fallen below that of all other people in the Western world.
As you know, there is a growing disrespect for government and for churches and for schools, the news media, and other institutions. This is not a message of happiness or reassurance, but it is the truth and it is a warning.
These changes did not happen overnight. They've come upon us gradually over the last generation, years that were filled with shocks and tragedy.
We were sure that ours was a nation of the ballot, not the bullet, until the murders of John Kennedy and Robert Kennedy and Martin Luther King Jr. We were taught that our armies were always invincible and our causes were always just, only to suffer the agony of Vietnam. We respected the presidency as a place of honor until the shock of Watergate.
No future.
Carter est élu en novembre 1976, donc, l’année de naissance «officielle» du mouvement punk. Le premier festival punk se déroule au 100 Club de Londres en septembre de la même année. Les Sex Pistols sont formés l’année précédente. La nécessité de se prendre en mains par l’idée du do it yourself face à un no future est dans l’air du temps. La Guerre froide et sa menace nucléaire, les pluies acides et les famines en Afrique sub-saharienne, la crise économique et la perte du pouvoir d’achat de la classe moyenne – l’horizon d’espoir semblait échapper à la classe moyenne au milieu des années 1970. Le mouvement punk n’est pas né par hasard, pas plus que le discours Crisis of Confidence de Carter.
Le «malaise» dont parle Carter dans son discours est le même que celui porté par les punks – un désenchantement face aux promesses de la «société des loisirs» (et de la consommation), une angoisse face à l’avenir qui n’est plus aussi radieux que ce que l’après-guerre laissait entrevoir. Le ton de Carter, bien évidemment, diffère substantiellement de celui des Sex Pistols. En revanche, il laisse transparaître le même pessimisme:
Human identity is no longer defined by what one does, but by what one owns. But we've discovered that owning things and consuming things does not satisfy our longing for meaning. We've learned that piling up material goods cannot fill the emptiness of lives which have no confidence or purpose.
Carter a été un Président punk par son pessimisme et ses origines. Ses actions ultérieures montrent qu’il est demeuré punk dans l’âme. On l’a vu, par exemple, après le passage de l’ouragan Katrina, manier le marteau pour aider la reconstruction de maisons pour les victimes de la tempête. Cette action est liée au Jimmy & Rosalynn Carter Work Project qui réalise un blitz de construction de maisons abordables pour les familles défavorisées. Au cœur de cette initiative – et de plusieurs autres projets dans lesquels Carter est impliqué – se trouve un principe d’autonomie et de «do it yourself» afin de rendre les gens dans des conditions modestes le moins dépendant possible des aléas de la machine économique.
Si Carter ne se définit bien évidemment pas lui-même comme un punk, il reste que sa lecture du monde à l’époque de sa présidence partage plusieurs points communs avec une partie de celle des punks de l’époque. Les artistes comme les acteurs politiques ont parfois d’étranges sensibilités communes à sentir l’air du temps...
Notes
- Ce texte s’inspire d’un article de Nicholas Rombes dans son (fabuleux) livre A Cultural Dictionary of Punk: 1974-1982 (New York, Continuum, 2009): «Down-and-out During the Punk Era, the Fun of Being» (pp. 73-80).
- Cette expression est héritée de l’historien Jean Fourastié: Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979.
- On peut le visionner sur Youtube
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