Meek, Begging for Change, 2004. Source : youthoughtwewouldntnotice.com
Si l’art peut transformer l’édifice social – il s’agit là d’un potentiel, non d’une nécessité – il doit, à mon sens, modifier à la fois la forme même de notre habitat et notre rapport à celui-ci. L’art public présente diverses formes d’infiltrations dans cet espace, que l’on pourrait schématiser de la manière suivante:
- Les premiers assauts de l’œuvre d’art dans/sur le mobilier urbain, sur la voie publique, sur les édifices privés – qu’elle respecte ou non le droit de propriété – créent des craquelures dans la lisse apparence de l’espace planifié. Autant les graffitis classiques que ceux prenant des formes ludiques, et donc politiquement moins subversives (le «graffiti-tricot», par exemple).
- L’érosion de cet espace à peine entrouvert par ces premiers assauts et l’apparition de formes plus sophistiquées de transformation de l’espace public: pensons, par exemple, aux zones de graffitis tolérées sous les viaducs qui présentent, après les tags et des graffitis produits à la va-vite, des fresques élaborées tant au plan formel qu’à celui du propos explicite, ou aux pochoirs maintenant «institutionnalisés» par l’intelligentsia du célèbre Banksy.
- L’irréversibilité de ces formes de transformation ou l’acceptation par le pouvoir public de leur légitimité – conséquence de jeux d’influence au sein de la communauté politique (portés par les regroupements d’artistes, de citoyens, de spécialistes de tout acabit voire d’élus par conviction ou par électoralisme). Ce sont, par exemple, les murs dédiés aux graffitis, quand ils ne sont pas construits de toute pièce, ou, stade ultime de l’institutionnalisation, l’art public intégré formellement à l’espace public par les autorités politiques et administratives.
Il n’existe évidemment pas de lien causal univoque de la première à la troisième forme d’infiltration de l’art dans l’espace public. En revanche, ce schéma illustre (très grossièrement, bien sûr) l’évolution dans le temps de l’acceptabilité sociale de l’art public sous deux aspects: (1) au plan formel et (2) au niveau du propos explicite.
Dans le premier cas, ce qui paraît au début comme la dégradation du mobilier urbain ou de la propriété privé – les graffitis – atteint un niveau d’acceptabilité social de plus en plus grand. Pensons à nouveau aux pochoirs de Banksy. Revendicateur dans le propos, son art participe du graffiti classique: dessiné dans la clandestinité sur le mobilier urbain ou des propriétés privées. En revanche, pour des raisons tant politiques qu’esthétiques, ses œuvres sont maintenant bouffées par le système marchand. On ne compte plus les sites web offrant des t-shirts, des tasses à café ou des étuis de tablettes électroniques ornées de ses pochoirs. On a même récemment littéralement arraché un mur où se trouvait l’une de ses œuvres les plus célèbres – tout à fait clandestinement, comble de l’ironie – qui s’est retrouvé sur le site web d’une maison de vente aux enchères basée à Miami1, à une valeur estimée entre 500 000 et 700 000 $.
L’exemple de Banksy illustre également le deuxième niveau d’acceptabilité sociale – donc d’intégration symbolique et politique – de l’œuvre d’infiltration, celui du propos explicite. Le travail de Banksy est profondément critique du monde politique et économique contemporain. L’œuvre «volée» et mise aux enchères, «Slave Labor», dénonce à la fois le travail des enfants et le Jubilée de la Reine Élizabeth II. Dénonciation aux nombreuses et complexes implications qui se retrouve, encore une fois, autant sur des t-shirts que, après sa vente aux enchères, dans le salon d’un richissime collectionneur2.
Il existe donc une dynamique en miroir, à la fois positive et négative, de l’infiltration de l’art public. Positive en ce qu’elle transforme l’espace public (au propre comme au figuré) et notre rapport à celui-ci. Négative en ce que ce qu’elle représente de subversif, tant sur la forme que sur le propos, est ultimement récupéré par le système marchand et par les institutions du pouvoir qu’elle cherche à contester.
Que reste-t-il, alors, de la capacité de l’art public à transformer directement l’espace public sans être récupéré par ces dynamiques de l’intérêt économique et politique? Probablement la logique de la taupe. C’est-à-dire de jouer consciemment avec les mécanismes et les dynamiques de pouvoir et d’influence pour intégrer à l’art public des éléments de transformation urbanistiques ou sociaux – tant au plan formel qu’à celui du propos. Ces transformations peuvent paraître anodines, a priori. Par exemple, les «balançoires interactives» de la Place des festivals à Montréal habitent un lieu qui, sans elle, ne se différencierait pas de n’importe quel bout de trottoir. Pourtant, l’œuvre de Mélissa Mongiat et Mouna Andraos attire 600 personnes par jour qui, l’espace de quelques instants, se balancent et créent une image et des sons enjolivant la ville. Ces transformations peuvent, également, être particulièrement subversives. Pensons au célèbre «The Equestrian» de John Sherrill Houser (2007). Cette sculpture équestre monumentale de facture parfaitement classique représente le conquistador espagnol Don Juan de Oñate y Salazar. L’œuvre a été proposée par l’artiste aux citoyens et représentants de la ville de El Paso au Texas, dans un ensemble visant à représenter l’histoire de la région. Acceptée dans l’enthousiasme, elle fut le sujet d’une controverse immense lors de son installation – le conquistador en question ayant été un conquérant particulièrement sanguinaire reconnu notamment pour avoir massacré l’essentiel des habitants autochtones de la région. Il est difficile de savoir si l’artiste avait effectivement une intention subversive (en fait, les probabilités sont fortes que ça ne soit pas le cas). Mais le résultat final est qu’une œuvre d’apparence non subversive transforme non seulement l’espace mais influence profondément les relations entre les membres de la communauté en créant un débat autour d’elle3.
Si l’art public peut transformer l’espace commun et le rapport que nous entretenons avec lui – donc alimenter la discussion et contribuer à la réflexion sur les liens que nous partageons au sein de la communauté – il doit nécessairement s’infiltrer autant dans la configuration de l’espace que dans le dialogue politique et social.
NB: Merci à l’artiste montréalais Jaber Lutfi de m’avoir rappelé l’histoire de John Sherrill Houser.
Notes
- Carole Boinet (2013), «Vente “illégale” d’un Banksy: mais à qui appartient une œuvre de street art?», Les Inrocks [En-ligne], 20 février 2013.
- Évidemment, l’art contestataire de l’ordre établi se retrouvant par la suite totalement intégré à la logique du marché de l’art et de ses institutions ne se limite pas à l’art public ni au street art.
- John J. Valadez et Cristina Ibarra ont produit en 2008 un documentaire pour la PBS relatant toute cette histoire: «The Last Conquistador».
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