La vie démocratique dans une société présuppose que les membres qui la constituent s’entendent entre eux. Puisque la démocratie c’est partager également le pouvoir, il faut donc que tous les citoyens puissent prendre des décisions sur des bases partagées. Cependant, cette communauté politique est bien évidemment constituée d’individus fort différents les uns des autres. La grande hétérogénéité des sociétés – qu’on pourrait considérer croissante compte tenu de phénomènes sociaux comme l’immigration, l’individualisme dans les choix de vie, la perte de foi envers les grandes institutions fédératrices comme l’Église – serait-elle un frein à cette discussion commune, donc à la possibilité même d’une vie démocratique?
Stefan Brüggemann, To be political it has to look nice, 2003
La délibération démocratique – c’est-à-dire cette discussion commune entre les citoyens afin de prendre des décisions collectives – présuppose que nous nous entendions avant toute discussion sur les termes de celle-ci. Nous devons collectivement partager les mêmes définitions, les mêmes catégories, afin de pouvoir résoudre un problème de manière éclairée. Prenons un exemple récent qui a été largement discuté : au cours du conflit étudiant de 2012, le gouvernement Charest utilisait sciemment le mot «boycott» pour désigner la levée de cours des étudiants. Ces derniers – comme l’opposition officielle de Mme Marois – utilisaient le mot «grève». Il ne s’agissait pas là que d’une guerre de mots ou de marketing politique : c’est bel et bien une question de définition, de catégorie, fondamentale. Un «boycott» est le refus affiché publiquement, par un groupe de consommateurs, d’acheter un produit. Une «grève» est le refus affiché publiquement, par un groupe de travailleurs, de fournir leur force de travail. Dans le premier cas, on associe les étudiants à des consommateurs et l’enseignement, à un produit ; dans le second, à des travailleurs (et/ou on transpose la réalité du travail à celle de l’enseignement) et l’enseignement, à un travail ou à une relation qui s’oppose, en tous cas, à celle de la consommation. Il s’agit donc de deux visions de l’enseignement qui s’opposent radicalement que reflète l’usage de ces deux mots. Dans ce contexte, on peut affirmer qu’il est à peu près impossible d’avoir une véritable délibération sur la question des frais de scolarité – ou de l’enseignement en général – si les opposants au sein de la communauté politique ne parlent littéralement pas le même langage.
Pourtant, les Québécois ont, au cours de ce conflit, abondamment discuté sur la place publique – c’est le moins qu’on puisse dire – du problème et de ses solutions possibles. Mais la division entre ces deux visions du monde demeure, un an plus tard, profonde. On pourrait même affirmer qu’elle reflète des difficultés bien plus profondes de la possibilité même de la délibération démocratique en nos sociétés contemporaines. Laquelle délibération nécessite de trouver les liens communs entre nous, au delà des liens identitaires tels que la langue, l’histoire ou le territoire ; ni la langue commune, l’héritage historique ou le partage d’un territoire ne permettent de créer des liens suffisants pour assurer une vie démocratique. En fait, elles ne constituent même pas des liens nécessaires à la communauté politique.
Nous devons donc nous convaincre collectivement qu’il est, au minimum, possible de tisser des liens communs pour assurer une véritable délibération. Or, en ces temps où l’individualisme paraît plus fort que tout, cet espoir semble mince.
Je crois qu’une réflexion sur le jugement esthétique peut aider à consolider voire même construire cet espoir. Ce qui est un peu paradoxal. Puisqu’à notre époque post-moderne/hyper-moderne nous croyons que chaque individu a le droit fondamental de juger ce qui est beau (ou bon, ou vrai), comment le jugement esthétique peut-il constituer une base commune à une délibération démocratique?
Dans un passage célèbre de la Critique de la faculté de juger, Kant offre des pistes de réflexion à cet égard.1 Il vaut la peine de citer un large extrait de ses idées sur le sensus communis (sens commun):
«[…] on pourrait attribuer le nom de sensus communis au goût, à plus juste titre qu’au bon sens, et que, plutôt que la faculté de juger intellectuelle, c’est la faculté de juger esthétique qui pourrait porter le nom de sens commun à tous, si l’on est prêt à employer le mot sens pour désigner un effet de la simple réflexion sur l’esprit ; en effet, sens signifie ici sentiment de plaisir. On pourrait même définir le goût par la faculté de juger de ce qui rend universellement communicable, sans la médiation d’un concept, le sentiment que nous procure une représentation donnée.
L’aptitude des hommes à se communiquer leurs pensées exige elle aussi un rapport de l’imagination et de l’entendement, afin d’associer aux concepts des intuitions, et inversement aux intuitions des concepts, qui convergent vers une connaissance ; mais cet accord des deux facultés de l’esprit est aussitôt conforme à une loi et soumis à des concepts déterminés. C’est seulement lorsque l’imagination dans sa liberté éveille l’entendement et que celui-ci, sans faire intervenir des concepts, engage l’imagination dans un jeu régulier, que la représentation se communique, non comme une pensée, mais comme sentiment interne d’un état de l’âme conforme à une fin.
Le goût est donc la faculté de juger a priori de la communicabilité des sentiments liés à une représentation donnée (sans médiation d’un concept).
Si l’on était autorisé à admettre que la simple communicabilité universelle de notre sentiment dût déjà en soi comporter un intérêt pour nous (ce que l’on ne peut légitimement conclure de la nature d’une faculté de juger simplement réfléchissante), on serait en mesure de comprendre la raison pour laquelle, dans les jugements de goût, le sentiment est exigé de tous en quelque sorte comme un devoir.»2
Le sens commun kantien est donc la capacité à partager («en commun») nos sentiments, ce qu’il appelle la «communicabilité des sentiments», c’est-à-dire le jugement de goût. Donc, tous les membres d’une communauté (voire de l’humanité) partagent la même faculté de juger. Ce qui ne signifie pas que nous partagions le même jugement : je peux trouver telle chose belle alors que mon voisin ne la trouvera pas belle. En revanche, nous pouvons nous entendre, mon voisin et moi, que nous partageons la même capacité, la même faculté, à juger de la beauté de la chose en question. Ce sens commun doit donc être ancré en l’homme pour qu’il y ait espoir d’entente entre eux. Autrement dit, le sens commun, entendu comme la faculté du jugement de goût partagé également par tous les membres de la communauté politique, constitue la base minimale d’entente démocratique :
«La famille humaine serait fondée à la fois en nature et en droit via le sentiment d’en faire partie. La société universelle des humains aurait des bases esthétiques, c’est-à-dire affectives, sentimentales. Le seul art véritable serait l’art de vivre. Le beau et le bien ne feraient qu’un.»3
Partager cette vision du monde pourrait être l’un des éléments utiles à la restauration de la confiance en la possibilité d’une délibération démocratique effective – et, au final, à notre capacité à nous entendre collectivement sur les définitions et les catégories nécessaires à la délibération. Qui plus est, elle permettrait de résoudre l’aporie apparente entre notre désir d’individualité et notre nécessité à partager des bases communes au delà des liens identitaires que sont la langue, l’histoire ou le territoire. Car individualité n’est pas individualisme. Le libéralisme politique a permis à l’Occident d’affirmer le droit de tous à choisir le mode de vie qu’il entend mener. On confond, toutefois, cela avec un individualisme qui atomise entre eux les citoyens et leur capacité à vivre la vie qu’ils entendent. Or, s’ils s’entendent pour partager ce minimum qu’est leur faculté de juger, ils peuvent, dès lors, affirmer à la fois leur individualité et leur appartenance à la communauté humaine – trouver la même chose belle et laide à la fois tout en réussissant à en discuter positivement et librement.
Notes
- Cette réflexion se base sur l’article de Thierry De Duve (2007), «Le jugement esthétique, fondement transcendantal de la démocratie» (Noesis, no. 11, pp. 117-27), en utilisant toutefois le sensus communis de Kant dans un sens plus restreint.
- Immanuel Kant (1790), Critique de la faculté de juger, § 40, «Le goût est une sorte de ‘sensus communis’», Paris, Gallimard, 1985, pp. 246-47.
- De Duve, op. cit, p. 120.
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