It is good to know that the visual world is more than television, movies, and art museums, and it is especially good to know that the world is full of fascinating things that can be seen at leisure, when you are by yourself and there is nothing to distract you.
- James Elkins, How to use your eyes, New York, Routledge, 2000, p. xiii
Georges de La Tour, La Madeleine à la flamme filante, (1638-1640). Los Angeles County Museum of Art, source : googleartproject.com
Face à certaines œuvres des grands maîtres, je demeure fasciné comme un enfant face à la lumière qu’ils réussissent à reproduire sur la toile. Prenons « La Madeleine à la flamme filante » de Georges de La Tour (vers 1638-1640), reproduite ici. Tout jeune, je ne comprenais pas comment il était possible de peindre la lumière de cette bougie, littéralement – celle de la flamme comme celle qui frappe le corps de la femme et des objets qui l’entourent. Existe-t-il un tube de couleur « lumière » qu’il s’agit d’appliquer à la toute fin du travail pour la faire jaillir, telle la lumière d’une véritable bougie ?
Ce questionnement primitif a sans doute été le déclencheur de mon intérêt puis de ma passion pour les beaux-arts, comme ce fut certainement le cas pour nombre d’entre nous. J’ai rapidement compris que seul le contact physique, sensuel, avec la toile me permettait de comprendre, de décoder, à la fois la technique de l’artiste et le sens de son œuvre. Encore récemment, je visitais la collection des maîtres anciens au Musée des Beaux-Arts de Montréal armé d’une loupe pour examiner ce genre de détails – quitte à susciter l’inquiétude de la part des agents de sécurité.
Récemment, James Elkins, critique d’art et professeur à la prestigieuse School of the Art Institute of Chicago a publié un article intitulé « Is Google bringing us too close to art? » (« Est-ce que Google nous rapproche trop des œuvres d’art ? »), à propos du Google Art Project – un (autre) vaste projet de numérisation de la part du géant du web.
L’une des caractéristiques fascinantes du projet de Google, que critique ce texte, réside dans la possibilité de zoomer sur les œuvres jusqu’à un niveau extrêmement grand de détail. Dans le confort de notre foyer, comme on dit, il est possible d’examiner chaque centimètre carré de plus de 30 000 œuvres. D’admirer les milliers de petits sauts obsessifs de la pointe du petit pinceau d’un Seurat qui crée de centaines de couleurs un amalgame inédit, du coup souple et délicat de celui d’un de La Tour qui transforme un simple pigment en flamme de bougie ou la courbe que donne le poignet d’un Van Gogh à son pinceau sculptant dans l’épaisseur de l’huile et lui donnant une impression de profondeur paradoxale.
Si le professeur Elkins trouve que « Google va trop loin » c’est que son Art Project nous permet d’avoir accès à ces détails que le peintre n’avait pas l’intention de nous montrer, détournant ainsi l’intention de l’artiste. Pour le critique, le Google Art Project est un « zoo of oddities » qui ne nous apprend rien au sujet des œuvres numérisées. Bien pire, la possibilité de voir ces détails participerait d’un désenchantement : ainsi, les espaces non peints (non finito) chez les modernes posent, grâce à ce zoom extrême, des questions inédites au non initié : Cézanne, ayant su qu’on puisse voir d’aussi près son travail, aurait-il véritablement laissé des non finito au sommet de son « Mont Saint-Victoire » ? Ces non finito risquent-ils de paraître au non initié comme du travail bâclé ?
Car en effet sous une apparente interrogation sur la nouveauté de notre rapport aux œuvres d’art permise par la numérisation se cache, chez James Elkins, la crainte que le spectateur se transforme en expert improvisé : « This vast, steep and immeasurable increase in things that can now be seen makes us all into armchair experts. »
Dans la conclusion d’un article faisant écho à celui de Elkins, le chroniqueur du Devoir Fabien Deglise résume bien l’esprit du texte du professeur de Chicago : « [Une supposition :] la technologie pervertit aujourd'hui notre vision du monde, en essayant de la faire progresser. » Il y aurait donc « perversion » de notre vision du monde par la technologie à compter du moment où l’expert patenté et officiel se trouve déchu de son rôle de médiateur entre l’œuvre et les pauvres mortels que nous sommes. Cette perversion, c’est le cri horrifié du savant professeur à qui on retire le monopole de la connaissance donnant au bon peuple à lire de lui-même la Bible en français courant sans que le curé n’intervienne pour lui expliquer le sens véritable d’un latin inaccessible.
À cet égard, Google – peu importe l’opinion critique que nous pouvons nourrir envers ses méthodes et ses intentions commerciales – fait véritablement office du Guntenberg du 21e siècle : il offre un accès direct, sans filtre, à l’œuvre d’art comme Guntenberg, grâce à l’imprimerie, facilitait l’accès direct à l’écrit.
Mais l’accès à l’information brute, de quelque nature que ce soit, ne constitue qu’un éveil à l’œuvre. Des références culturelles et historiques, des connaissances techniques et des outils intellectuels sont nécessaires pour nous aider à mieux comprendre l’œuvre et à en vivre une expérience esthétique encore plus enrichissante.
Néanmoins, cette technologie permet à quiconque d’avoir un accès jusqu’à maintenant inédit à un niveau de détail fascinant de ces œuvres – particulièrement à ceux qui sont géographiquement ou culturellement éloignés des grands musées du monde. De promener son regard sur ces toiles comme je le faisais naguère avec ma grosse loupe au Musée des Beaux-Arts de Montréal et d’admirer le génie technique de de La Tour qui d’à peine quelques coups de pinceaux crée devant nos yeux la flamme d’une bougie. D’approcher notre regard sur cette flamme et de nous éloigner pour en admirer l’effet global – sans craindre l’œil suspicieux de l’agent de sécurité du Musée. Le web n’a pas encore concrétisé tous les espoirs de démocratisation qu’il a fait naître à ses débuts. Le Google Art Project est l’une des étapes vers cette démocratisation – que l’on pourrait mettre en parallèle, par exemple, avec le magnifique site d’histoire de l’art smarthistory de la Khan Academy.
Mais la diabolisation ridicule de la technologie de la part du professeur Elkins laisse songeur, sachant qu’il a notamment publié un ouvrage (cité en exergue ci-dessus) nous invitant à apprendre à « utiliser nos yeux » afin de découvrir les merveilles de la nature et du travail humain. Il consacre un chapitre, dans ce How to use your eyes, à l’observation des craquelures sur les peintures à l’huile (ch. 3) – lequel chapitre compte de nombreuses photographies de ces craquelures, d’un grand niveau de détail. L’auteur nous explique comment l’observation de ces craquelures peut nous aider à mieux comprendre le travail du peintre et classifier les différentes techniques selon l’époque (pp. 24-25). Conclusion : vous devez vous laisser guider par l’expert, le curé détenteur de la vérité (en vous procurant son livre, si possible), afin de comprendre tout cela. Mais surtout ne pas tenter de le faire sur le Google Art Project, cet instrument du diable : « Perhaps one day we’ll think of the endless seeing of the Internet as a kind of cultural illness—a compulsion that future generations will find amusing. Our seeing may be pathological, but if it is, it is our pathology, our way of looking at the world. »
Le jour où les « experts » et les savants comprendront que la démocratisation de l’accès à l’information ne concurrence pas la connaissance, l’analyse et la science, le web aura peut-être atteint un niveau de maturité qu’il ne possède pas intrinsèquement mais qui doit nécessairement émerger de l’utilisation que nous en faisons.
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