Jheronimus Bosch, Table of the Mortal Sins, detail: Ira (wrath), late 15th century
Au tout début de Le Petit Chose, Daniel raconte combien la faillite financière de son père l’avait mis dans une colère continuelle :
C’était fini, nous étions ruinés.
J’avais alors six ou sept ans. Comme j’étais très frêle et maladif, mes parents n’avaient pas voulu m’envoyer à l’école. Ma mère m’avait seulement appris à lire et à écrire, plus quelques mots d’espagnol et deux ou trois airs de guitare, à l’aide desquels on m’avait fait, dans la famille, une réputation de petit prodige. Grâce à ce système d’éducation, je ne bougeais jamais de chez nous, et je pus assister dans tous ses détails à l’agonie de la maison Eyssette. Ce spectacle me laissa froid, je l’avoue ; même je trouvai à notre ruine ce côté très agréable que je pouvais gambader à ma guise par toute la fabrique, ce qui, du temps des ouvriers, ne m’était permis que le dimanche. Je disais gravement au petit Rouget : « Maintenant, la fabrique est à moi ; on me l’a donnée pour jouer. » Et le petit Rouget me croyait. Il croyait tout ce que je lui disais, cet imbécile.
À la maison, par exemple, tout le monde ne prit pas notre débâcle aussi gaiement. Tout à coup, M. Eyssette devint terrible : c’était dans l’habitude une nature enflammée, violente, exagérée, aimant les cris, la casse et les tonnerres ; au fond, un très excellent homme, ayant seulement la main leste, le verbe haut et l’impérieux besoin de donner le tremblement à tout ce qui l’entourait. La mauvaise fortune, au lieu de l’abattre, l’exaspéra. Du soir au matin, ce fut une colère formidable qui, ne sachant à qui s’en prendre, s’attaquait à tout, au soleil, au mistral, à Jacques, à la vieille Annou, à la Révolution, oh ! surtout à la Révolution !... À entendre mon père, vous auriez juré que cette Révolution de 18..., qui nous avait mis à mal, était spécialement dirigée contre nous.1
La colère de M. Eyssette l’isole du monde – il n’est pas avec les autres dans cette colère. Car la colère est intérieure, personnelle, même si ses effets, ses conséquences, sont dirigés vers l’extérieur. Si la colère enfante la haine et la violence, elle nait d’un mouvement intérieur, d’un magma émotionnel indistinct.
Pas pour rien que la colère soit considérée comme un péché capital dans le catholicisme – c’est-à-dire qu’il est à l’origine d’autres péchés. L’âme torturée par un péché capital a coupé son lien avec le divin – ce qui l’entraîne à commettre des gestes fautifs. La colère, péché dit « irascible » (de frustration, de privation) sera donc à l’origine de comportements brimant les autres.
Ce mouvement de l’âme a été l’objet de nombreuses œuvres d’art. Pensons, en ce temps pascal, au célèbre "Jésus chassant les marchands du Temple" de Rembrandt (1654). La colère du Christ se voit, se sent, dans ses yeux et dans l’ensemble de son visage. L’œuvre montre bien les effets de sa colère – la violence de Jésus envers les marchands.
En revanche, ce qui m’intéresse ici est le mouvement même de la colère de l’artiste trouvant sa concrétisation dans son œuvre. Quelle colère intérieure habitait Goya lorsqu’il a peint son "Saturne dévorant l’un de ses fils" (1819-1823) ?
L’esthétisation de la violence constitue bien entendu une catharsis pour la colère l’artiste. Bien plus : elle permet au spectateur, par l’expérience esthétique, de transcender sa propre colère, de bloquer ses propres élans de violence. J’ai répété à de nombreuses reprises dans ces chroniques combien je considérais l’expérience esthétique à l’origine du lien social. À cet égard, la colère illustrée par la violence de l’œuvre permet son partage transcendé par l’expérience esthétique fortifie le lien social en agissant comme rempart à la barbarie.
Nul ne reste insensible devant "Saturne dévorant l’un de ses fils" – au-delà de la symbolique propre à la mythologie gréco-romaine, la violence inouïe de la scène nous bouleverse. Un père dévorant aussi sauvagement son propre enfant relève d’une forme de violence particulièrement odieuse. Un meurtre contre l’avenir, contre soi-même, pour préserver sa propre force (Cronos/Saturne assassine ses enfants pour contrer la prédiction qu’un d’entre eux le tuerait afin de le détrôner). Une profonde colère intérieure contre soi-même et sa capacité à résister aux aléas de sa propre existence dans le monde.
En ces temps troubles que nous traversons, de nombreuses études historiques semblent montrer, contrairement à l’intuition que nous pourrions avoir, que la violence a diminuée dans le cours de l’histoire de l’humanité (particulièrement en Occident). J’ai l’impression qu’un accès de plus en plus démocratique aux beaux-arts constitue un des facteurs explicatifs importants de la pacification de nos mœurs.
Dans Le Petit Chose, M. Eyssette s’éteint peu à peu, rongé par sa colère intérieure qui n’est extériorisée que par des vains mots ne transformant pas son monde extérieur. La violence change les choses, négativement ou positivement. Contenir la violence dans la colère empêche le mouvement, la transformation. L’expérience esthétique de la violence jugule la colère et permet la consolidation de liens sociaux et civilisateurs pacifiés.
Notes
- Alphonse Daudet (1868), Le Petit Chose, Paris, Presses Pocket, 1989, p. 13-14.
- Voir notamment le captivant livre de Steven Pinker (2011), The Better angels of our nature: why violence has declined, New York: Viking Books.
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