Pour se protéger des ennemis,
les anciens ont construit des forteresses si hautes et si bien bouchées
qu’ils ne peuvent en sortir.
Les jeunes y font des brèches et découvrent le monde.
– Félix Leclerc, Le Calepin d’un flâneur, Montréal, Fides, 1961, p. 43.
Oronce Fine, Mappemonde en forme de cœur montrant la Terre australe, Paris, 1536. Carte gravée sur bois et aquarellée
On a peu souligné, à mon sens, que la métaphore militaire de l’avant-garde référait à une transgression des frontières – et à la création de nouvelles. Certes, l’avant-garde en campagne guerrière sert à explorer les positions ennemies sur le théâtre des opérations. Mais au-delà de ce rôle de reconnaissance, les unités d’avant-garde déplacent, littéralement, la frontière du champ de bataille de leur camp. En ce sens, elles modifient le territoire, le théâtre des opérations.
Les avant-gardes artistiques, comme on les a définies au 20e siècle, repoussaient les frontières de l’art. Leurs recherches déplaçaient les frontières des territoires esthétiques. Elles participaient d’une dynamique de transformation morphologique interne – en continuité avec le passé bien plus qu’en rupture. Les avant-gardes du 20e siècle constituaient ainsi un phénomène endogène à l’évolution de la recherche artistique. Ce faisant, elles ont consolidé de l’intérieur les frontières de l’expression artistique. Dès 1940, Clement Greenberg, dans son célèbre article "Towards a Newer Laocoön," décrivait cette "autarcie" des avant-gardes :
Guiding themselves, whether consciously or unconsciously, by a notion of purity derived from the example of music, the avant-garde arts have in the last fifty years achieved a purity and a radical delimitation of their fields of activity for which there is no previous example in the history of culture. The arts lie safe now, each within its ‘legitimate’ boundaries, and free trade has been replaced by autarchy.1
Cette évolution en vase clos nécessitait un renouvellement constant. Les arts visuels, du ready-made à l’extension de l’art conceptuel, sacrifiaient alors leur évolution sur l’autel de la nouveauté. À l’instar du développement de la société consumériste d’après-guerre, les propositions artistiques se sont multipliées à un rythme accéléré. Coextensives au capitalisme de consommation, elles se sont nécessairement épuisées dans cette accélération. D’où la "crise de l’art contemporain" qui ne dirait plus rien, ne serait plus critique, serait un pur produit du marché alimenté par la recherche de la nouveauté et d’être le produit d’un excès de contemporanéité.2
En ce sens, les avant-gardes évoluaient au rythme de dynamiques similaires aux gadgets électroniques, par exemple. Le prochain modèle de téléphone "intelligent" possède peu de caractéristiques différentes ou véritablement "nouvelles" mais sa désignation comme nouveauté constitue son attrait, per se. Le territoire économique et marchand des produits technologiques s’étend de manière endogène en repoussant les frontières mais sans produire d’innovation radicale qui, elle, se posterait à la frontière même du territoire. Le simple fait de le désigner comme "nouveau" (avant-gardiste) le prochain appareil permet à l’offre de se renouveler par elle-même. La "crise" de l’innovation est similaire à cet égard de la crise des avant-gardes à la fin du 20e siècle.
Les unités militaires d’avant-garde sont essentielles à ce qu’elles repoussent le territoire du champ de bataille, mais elles ne peuvent accomplir leur tâche que si (et seulement si) elles s’appuient sur l’armée qui les suit. Elles transforment le territoire mais c’est l’armée, par des batailles victorieuses, qui crée du territoire. L’attaque seule permet de transformer la réalité géopolitique – l’avant-garde n’étant qu’instrumentale à l’armée. En ce sens, les batailles victorieuses de l’armée s’inscrivent dans l’histoire alors que l’avant-garde se situe hors du temps. Les avant-gardes artistiques finissantes, en "crise," ont démontré, par leur logique autoréférentielle appuyée sur une quête accélérée de la nouveauté, qu’elles ne créaient plus l’histoire mais s’épuisaient dans un simple déplacement des frontières esthétiques à l’instar des nouveaux gadgets électroniques qui ne font que repousser les frontières du marché de consommation de masse en vidant la véritable innovation de sa substance.
Le retour à la création de territoires esthétiques véritables passe par un dépassement radical de ses frontières, ce qui implique le dépassement de sa contemporanéité et un nouvel ancrage dans l’histoire : "l’art a une histoire, il est peut-être radicalement histoire, c’est-à-dire, non pas progrès, mais passage, succession, apparition, disparition, événement."3
Notes
- Clement Greenberg (1940), "Towards a Newer Laocoön," Partisan Review, no. 7 (July-August 1940), pp. 296-310.
- Yves Michaud (1999), La crise de l’art contemporain : utopie, démocratie et comédie, Paris, Presses universitaires de France, 5e éd. ; cf. également Marc Jimenez (2005), La querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, 2005.
- Jean-Luc Nancy (1993), "Le Vestige de l’art," in : L’art contemporain en question, Paris, Éditions du Jeu de Paume, p. 27.
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