La plupart des hommes ne comprennent guères [sic] ce que c'est que la solitude, ni en quoi elle consiste; car une foule de peuple et de différents visages, peut se regarder comme une galerie ornée de quantité de portraits. (...) À cela nous pouvons ajouter qu'il n'y a point de solitude pareille à celle de l'homme qui n'a point d'amis, sans lesquels le monde n'est proprement qu'un désert: ainsi il faut nécessairement que celui qui n'est pas capable d'amitié, tienne de la bête beaucoup plus que de l'homme.
- Francis Bacon (1597), « De l’amitié », in Essais de morale et de politique, Paris, Dentu, 1807, vol. 2, p. 2-3.
Single, Kelloggs & Thayer, NY, lithograph, c1846
Les relations sociales issues de la vie économique telle que nous la connaissons semblent ne laisser aucune place à l’amitié. Elles se basent sur l’intérêt individuel et excluent l’empathie, l’altruisme et le don. Cependant la vie économique ne constitue qu’un sous-ensemble de l’ensemble de notre vie matérielle.1 Or, cette « vie matérielle » permet, sinon nécessite, les relations d’amitié. L’économie du don et du bénévolat en sont les occurrences les plus immédiatement frappantes. En revanche, nombre d’activités strictement économiques, marchandes, par exemple, intègrent dans leur dynamique des rapports d’amitié, d’altruisme ou de don de soi. Le travail de la plupart des acteurs culturels présente ces caractéristiques. C’est le cas, notamment du galeriste. C’est a fortiori le cas du galeriste hors des grands centres urbains.
Françoise Desjardins est propriétaire de la Galerie Knowlton depuis près de dix ans. Située dans un beau village de l’Estrie, elle est abritée dans une magnifique demeure victorienne. Il s’agit d’une galerie commerciale que je qualifierais de « classique ». Cette galerie a subi – et continue de subir – les conséquences de la crise économique qui n’en finit plus de finir. Les clients réguliers des premières années ont réduit drastiquement leurs achats, naguère fréquents, les visiteurs occasionnels se transforment rarement en acheteurs. Le cas de la Galerie Knowlton n’est pas unique – c’est le lot de la plupart des galeries partout dans le monde. Je parle de cette galerie en particulier car sa propriétaire est une amie et que j’ai eu l’honneur d’être invité la fin de semaine dernière à prononcer un petit discours à un événement spécial de soutien au travail de Françoise, organisé par une des artistes qu’elle représente.
J’y faisais état, justement, des liens d’amitiés profonds et nécessaires que tissent les galeristes avec leur communauté. L’amitié au sens immédiat, mais aussi l’amitié communautaire. Les galeristes, comme d’autres acteurs, sont des médiateurs culturels. Mais ils sont également des médiateurs de liens communautaires. Alors que le marchand type cherche à combler les besoins de ses clients, le marchand d’art, le galeriste, a un rôle particulier : il en appelle aux désirs de ses clients, plutôt qu’à leurs besoins. Le désir, l’émotion, l’expérience esthétique participent à une recherche de sens.
Cette quête du sens est bien individuelle, évidemment. Mais le rôle de « médiateur de sens » que joue le galeriste dépasse à mon sens l’expérience esthétique personnelle et solitaire. Le galeriste, par sa position dans l’espace public, permet le partage de cette quête du sens entre les membres de la communauté et participe ainsi à l’édification de liens communautaires signifiants. Une communauté politique ne se réduit pas à cette recherche – elle ne peut, toutefois, s’en passer.
Cela se vérifie d’autant dans les petites communautés, que cela soit hors des grands centres urbains ou au cœur des quartiers pauvres en infrastructures culturelles. Françoise Desjardins, en animant sa galerie au cœur d’un village de quelques centaines d’habitants (Knowlton a été intégrée à la municipalité de Lac-Brome qui compte 6000 habitants), contribue, comme ses semblables, à tisser des liens communautaires plus riches. Car la responsabilité sociale d’un galeriste se distingue de celle d’un marchand de légumes ou d’un dentiste : par son rôle de diffuseur des beaux-arts, de médiateur de cette « quête de sens » commune, il est l’un des dépositaires et l’un des vecteurs des liens civilisateurs qui unissent les membres de sa communauté.
En ce sens, le galeriste contribue à un meilleur « vivre-ensemble ». Tout marchand soit-il, il occupe une place capitale dans la vie de la communauté politique. Car l’œuvre d’art transcende la vie matérielle d’où elle émerge. En émerveillant, en émouvant, en construisant du sens, elle touche au sacré (y compris en le déconstruisant) et permet de réunir trois volets essentiels de la vie humaine : la vie matérielle, la vie commune et la vie de l’esprit – à la base du nécessaire élan vers l’autre, de l’amitié communautaire.
Françoise Desjardins, comme d’innombrables acteurs culturels dans les petites communautés du Québec et d’ailleurs, fait œuvre de civilisation. Au prix de sacrifices matériels et d’incertitude constante. Chapeau bas à mon amie Françoise et à tous ces acteurs essentiels à notre « vivre-ensemble » qui subissent trop souvent l’ingratitude de leurs semblables parce qu’ils ont le malheur de participer, aussi, à la vie économique marchande trop souvent perçue comme désincarnée, égoïste et utilitariste – alors qu’elle peut, aussi, intégrer de nobles principes d’amitié communautaire.
Note
- Je reprends ici le vocabulaire de Fernand Braudel dans La dynamique du capitalisme (Paris, Arthaud, 1985).
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