Actif en arts visuels de puis plus de 40 ans, Luc Archambault a longtemps bénéficié d’une solide notoriété au Québec, notamment parmi les collectionneurs, et plus particulièrement dans la région de Québec où il réside. Le 30 janvier dernier, au dernier jour de l’exposition « Ceci n’est pas une expo » au Cercle à Québec, Archambault a lacéré et brûlé quelques unes de ses œuvres sur le trottoir de la rue Saint-Joseph.
Zichy Mihály 1868
Cette performance manifestive intitulée « L'être et le néant | DÉTRUIRE disent-ils! » – à laquelle a participé la dramaturge Pol Pelletier – se voulait, entre autres choses, une dénonciation du peu de place accordée aux arts visuels dans les médias. Dans une entrevue accordée au quotidien Le Soleil il affirme : « Je ne suis pas reconnu par mes pairs, ni par un certain milieu de l'art contemporain. Mais jusqu'à maintenant, je m'en arrangeais parce que j'avais pu obtenir la complicité des médias. Mais ça parti, il ne me reste plus rien. »1
Sans la médiatisation, au propre, l’art ne serait donc rien ? Archambault affirme, dans le manifeste écrit pour l’occasion : 2
J’abonde aujourd’hui à la destruction pour dénoncer la néantisation de l’être, et cet amour déréglé de ce qui détruit. Je réitère par l’absurde la démonstration de la force de vie. Je vais détruire des œuvres, du moins ce qu’elles étaient. Pour que tels des Phénix, naisse de ces cendres un Acte de foi dans la vie qui n’est pas que recommencement, rupture, mais continuité.
Au-delà des clichés habituels sur notre société hypermédiatisée dans un spectacle continu, cette situation reflète une réalité institutionnelle de l’écosystème des arts visuels, au Québec comme ailleurs. Pour simplifier, nous pourrions schématiser les espaces d’existence (symboliques, médiatiques et marchands) de l’art comme trois coins d’un triangle tendu entre :
- l’art de recherche-développement constitué des départements universitaires d’arts visuels et médiatiques, des centres d’artistes, des conseils des arts, de quelques galeries spécialisées (par ex. : DHC, Art Mûr), des rares musées d’art contemporain comme le MAC et du système de soutien financier étatique ;
- l’art-spectacle qui, bien que partageant certaines parentés formelles avec la catégorie précédente, n’est pas (ou peu) reconnu ni soutenu par les institutions officielles et universitaires (le travail de Corno est l’archétype de cette catégorie) ;
- l’art commercial et décoratif, partageant peu de caractéristiques formelles avec les catégories précédentes, généralement conservateur et répliquant le langage de grandes époques de l’histoire de l’art.
S’ajoute un quatrième espace qui se définit lui-même en opposition à ces trois-là, qu’on pourrait qualifier pour simplifier d’underground : street art, art brut, etc.
La légitimité de l’artiste et de son œuvre est conditionnée par son positionnement dans un et un seul de ces espaces. Chacun de ceux-ci a ses propres règles dynamiques d’existence, à la fois financières-marchandes, symboliques et médiatiques. Ainsi, ce seront des médias parfaitement distincts qui couvriront les différents espaces. Les revues spécialisées à facture académique (les Inter, Esse et autres Ciel variable) assureront l’existence médiatiques des artistes et des institutions de l’espace (a). Les médias grands publics (quotidiens, télévision ou radio) s’intéresseront généralement uniquement aux œuvres de l’espace (b). L’espace (c) sera, quant à lui, pratiquement absent des médias, à l’exception notable des médias très locaux. L’art underground, en opposition à l’institutionnalisation même de l’art développera ses propres réseaux de médiatisation (médias sociaux, fanzines, etc.).
Quelques oiseaux rares réussissent à se déplacer d’un espace à l’autre. Ainsi, un Marc Séguin, qui habite pour l’essentiel l’espace (a) réussira néanmoins, par son succès international et ses activités hors arts visuels, comme romancier, à exister dans l’espace (b) et on pourra le voir dans les médias grands publics. Corno se déplace assez aisément entre l’espace (b) et (c). Finalement Zïlon fait des aller-retour entre l’underground et l’espace (b) par ses associations avec des événements grands publics généralement sans lien avec le monde des arts visuels (l’industrie de la mode, par ex.).
Mais pour la majorité des artistes visuels, il est suicidaire de tenter l’ubiquité et d’exister dans plus d’un de ces espaces. Sa légitimité symbolique, sa crédibilité marchande et son intérêt médiatique sont alors réduits à néant.
Pire encore : n’être présent dans aucun de ces espaces. Avoir une démarche qui se situe entre ces espaces c’est vivre dans un no man’s land – l’équivalent médiatique de la zone démilitarisée entre les deux Corées.
Luc Archambault vit maintenant dans un de ces no man’s land. Il n’existe plus médiatiquement parce que son travail est à l’impossible frontière entre ces trois espaces d’existence médiatique. Pas pour rien que le titre de son exposition au Cercle était « Ceci n’est pas une expo » : prophétique, il annonçait l’absence complète de couverture par les médias. En revanche, ils ont parlé de son autodafé – son travail n’existe que par sa destruction devant les médias. Un échec en forme de réussite, comme il le note dans son manifeste :
Que ce spectacle suscite intérêt et médiatisation est le comble de l’échec, le mien et celui de mon apport à cette société dopée à sa dose quotidienne d’adrénaline que procure ce si attractif et attrayant spectacle de la destruction et de la mort ; destruction de nos actifs non-renouvelables ; destruction climatique ; destruction de populations victimes des guerres programmées par un irresponsable complexe techno-militaro-industriel qui prône la fuite en avant perpétuelle ; destruction de l’idée démocratique ; destruction de nos repères solidaires ; destruction de nos héritages culturels ; destruction de la bio-diversité et le la cultur-diversité.
Notes
- Josiane Desloges (2013), Le refus global de Luc Archambault, Le Soleil, 31 janvier 2013
- Luc Archambault (2013), Performance manifestive | « L'être et le néant | DÉTRUIRE disent-ils !
Une autre parmi les autres manifestation de l'obsession de la classification des espèces.
Rédigé par : Sl_point | 10/02/2013 à 10:02