Est-ce que l’œuvre d’art reproduite par des moyens techniques modifie notre perception de la création ? C’est la question à la base de L’Œuvre d'art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin. Écrit en 1935, cet ouvrage de référence en théorie de l’art analysait de manière quasi angoissée l’impact de la reproductibilité (dans le cinéma ou la photographie, notamment) sur nos perceptions.
Anonymous, Arabic Machine Manuscript, 16th to 19th centuries
Cet ouvrage remettait en question la valeur de l’ici et du maintenant – valeur perçue mais aussi valeur composée par la médiatisation. Une photographie a-t-elle moins de valeur perçue qu’une huile par le simple fait de sa reproductibilité ? Est-ce que la lithographie se situe, en quelque sorte, entre la photographie et l’huile ? Près de 100 ans plus tard ces interrogations – je caricature ici Benjamin – semblent éloignées des préoccupations de la perception de l’œuvre d’art.
Il se pourrait que la question du 21e siècle ne soit plus, de fait, la reproductibilité technique de l’œuvre d’art mais bien la capacité de production de l’œuvre d’art par des moyens technique – la question de la production supplantant celle de la reproduction dans la définition sociale de l’œuvre d’art. Benjamin invitait à questionner cette valeur pour ses impacts politiques. La perte de l’aura de l’œuvre d’art reproductible révélerait sa juste « valeur, » pour Benjamin – il n’y a donc pas de perte de lien dans ce contexte entre l’œuvre et le processus créatif (contrairement à une lecture étroite qu’on fait souvent de cet ouvrage).
En revanche, la production de l’œuvre par une machine poserait la question de sa valeur de manière encore plus aigue : la distanciation ne serait-elle symboliquement plus grande entre l’œuvre et son créateur s’il s’agit d’une machine autonome qui la fabrique ? La question de la valeur sociale de l’œuvre d’art repose à cet égard sur la perception d’authenticité par le spectateur-consommateur.
Ultimement qu’en serait-il d’une machine produisant de manière totalement aléatoire ces œuvres d’art ? La machine elle-même est-elle centrale à cette caractéristique ? L’artiste londonien Tim Knowles le démontre par ses œuvres « produites » par des arbres. Il attache à leurs branches des graphites et autres crayons qui laisseront une trace sur un carton, au gré du vent les agitant.
Ces arbres sont, en réalité, des machines créatrices aléatoires. Pourtant, la technologie impliquant la production de ces œuvres est très peu sophistiquée : crayon et carton – elle ne définit pas, en ce sens, la distance entre l’œuvre et l’artiste. S’il n’y a aucun critère qui permette d’identifier cette authenticité elle demeure centrale dans l’évaluation contemporaine de la valeur sociale de l’œuvre d’art, à mon sens.
Les œuvres de Tim Knowles capturent-elles le même degré d’authenticité qu’une huile des années 1920 héritées de l’aïeule ? Moins que la lithographie ? Encore moins que la reproduction bon marché ?
Dans une société hypermoderne, l’authenticité devient la clef de voute de l’édification symbolique de l’œuvre d’art (si tant est qu’on la considère uniquement dans son rôle social). Si l’hypermodernité se distingue nettement de l’hyperconsommation ancrée dans l’identité personnelle (je consomme donc je suis – cf Gilles Lipovetsky), la recherche d’authenticité de l’œuvre d’art me distingue ainsi de mon prochain, lui même consommateur.
Cette fièvre de la consommation nourrie par une course de l’authenticité transforme notre rapport à l’œuvre. Le marché social et symbolique de l’art au 21e siècle dépassera peut-être la reproductibilité technique par une nouvelle définition de l’authenticité de la production artistique. Serait-ce l’explication du retour au portrait depuis les années 1990 ? Ou plus largement au retour à la peinture, comme le prétend Hervé Fisher ? À mon sens cette capacité de production aléatoire, non pas techniquement mais dans son intégration à la formation sociale de la valeur de l’art, constitue l’un des enjeux politiques et esthétique de l’art contemporain qui pose en miroir la question de Walter Benjamin, 100 ans plus tard.
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