Parlant du procès intenté contre le spécialiste d’effets spéciaux Rémy Couture, un journaliste de Radio-Canada mentionnait ces jours-ci : « Le jury devra considérer si les productions de Rémy Couture sont de l'art ou constituent un danger pour la société. »
Codex Gigas
En quoi cela constitue-t-il une opposition? L’art ne pourrait-il pas être un danger pour la société ? Curieuse antinomie. Le procès et le travail de Rémy Couture sont anecdotiques. En revanche, ils posent une des questions importantes du rôle de l’art en société : participe-t-il de l’embellissement de notre vie ou de la volonté d’en questionner la constitution ?
Car voilà, la mise en danger de la société se ramène, si on simplifie, à ébranler les liens intersubjectifs qui nous unissent. Une œuvre d’art jugée obscène par une partie de la population dépasse les bornes, littéralement : les bornes, les limites de ce qui protège le lien social. Ces liens s’inscrivent dans une constante recherche d’équilibre dans les normes sociales mutuellement acceptées et partagées.
Or l’œuvre d’art est susceptible de fragiliser cet équilibre en pervertissant le sens généralement accepté de ces normes. Les universaux platoniciens, desquels nous ne sommes jamais totalement débarrassés dans la conversation publique, se redéfinissent sans cesse dans la transformation du sens donné à ces normes. Le sens du beau – ou de ce qui comme norme sociale partagée évolue entre autres grâce à la redéfinition que leur impose la pratique artistique. Les points de rupture dans l’équilibre des conventions se produisent lorsqu’on remet en question le statut même de l’œuvre d’art, soit en ce qu’elle nie, dans sa proposition, son propre statut ou affirme son abstraction absolue (Malevitch), soit qu’elle se situe à l’extérieur des frontières conventionnelles (ce de quoi semble relever l’accusation contre le travail de Rémy Couture).
Pourtant, nous sommes en mesure, en ces temps de « moralité postconventionnelle » (Habermas), de questionner ces normes, de distinguer la convention morale de notre capacité à la questionner. Un procès qui doit déterminer si une production artistique est obscène ou non constitue un mécanisme social permettant cette évolution. Mais ce mouvement n’est pas suffisant : il nécessite l’adhésion d’une masse critique de participants à la sphère publique, lieu de production de ces normes. Il y a adhésion à un ensemble de jugements esthétiques produits dans la discussion sur le jugement esthétique.
S’institue alors une tension entre le droit au jugement (j’ai le droit de trouver cela beau ou non, de définir cela constituant de l’art ou non) et le prédicat que nous partageons tous une capacité de jugement esthétique. Autrement dit, une capacité que tous les membres de la communauté dans la sphère publique à exprimer un jugement de goût tout en réclamant qu’il soit partageable par tous.
L’œuvre d’art permet de créer un espace d’interactions qui enrichit le débat public. Elle possède le potentiel de modifier notre vision du monde, tout comme nos subjectivités et la configuration de nos interrelations. En ce sens, lorsqu’elle « dépasse les bornes », l’œuvre d’art pervertis le lien social, en opérant des incisions dans les normes conventionnelles qui les métamorphoseront, à terme.
Mais l’espace de moralité postconventionnelle se caractérise aussi par l’atrophie des habiletés communicationnelles : le consommateur contemporain de culture ne discute pas des goûts, il s’en remet à son acte de consommation.1 Dans ce cadre, la métamorphose de la norme de jugement esthétique semble impossible. Seul le marché – la consommation culturelle – l’orientera, au final, et déterminera le statut artistique d’une production. Il n’est pas surprenant, alors, que l’art ne constitue que très rarement un danger pour nos sociétés.
Note
- Jürgen Habermas (1962), The Structural Transformation of the Public Sphere: An Inquiry into a Category of Bourgeois Society, Cambridge: Polity Press, 1989.
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