L’un des problèmes méthodologiques et politiques les plus intéressants en matière économique est sans aucun doute celui de la valeur et de la richesse révélées par la transaction. L’activité économique, en effet, n’existe que dans la mesure où une transaction la comptabilise. Sans une transaction qui laisse une trace monétaire, ni la production ni l’échange n’existent comme activité économique. Pourtant, nombre d’activités de notre vie matérielle possèdent toutes les caractéristiques de l’échange ou de la production économiques sans qu’on ne les comptabilise. C’est le cas du don ou de la production autonome (celle d’un jardin potager personnel, par exemple).
auteur anonyme (allemand)
Cette monétisation des activités économiques ne se résume pas qu’à une simple écriture comptable. Bien plus, à travers l’échange monétaire se déploie toute une mise en scène sociale de la vie matérielle. Le marché monétisé crée la réalité économique telle que nous la percevons et la construisons. Cela constitue un problème méthodologique et politique en ce que les activités de notre vie matérielle hors marché possèdent un statut différent de celles médiatisées par une transaction. Pourtant, dans une immense proportion, il est impossible de les différencier tant par leur forme que par leurs fonctions. Une tomate que je fais pousser dans mon potager ne se distingue en rien de celle que j’achète au marché : ni dans ses caractéristiques propres (même espèce biologique, même goût) ni dans sa fonction (me nourrir). Pourquoi, alors, ces milliers de tomates cultivées derrière les maisons n’ont pas le même statut économique que celles vendues au marché ? En clair : elles ne sont pas comptabilisées dans la richesse nationale ni dans sa production économique.
Les arts visuels offrent un parallèle intéressant à ce problème : une œuvre cachée dans un atelier d’artiste a-t-elle un statut différent de celle qu’on expose dans une galerie ou dans un musée?
Récemment, on a exposé à Montréal une toile "inédite" de Dalí: Tristan fou, créée en 1944. "L'immense toile de 8,76 m x 14,75 m, peut-on lire, a été peinte à New York en 1944 pour être utilisée comme rideau de scène à l'ouverture du ballet Mad Tristan présenté le 15 décembre 1944 par les Ballets russes au Metropolitan Opera." Jusqu’en 2009, cette œuvre a été, en quelque sorte, oubliée – les historiens de l’art ne s’étant que très peu intéressés aux travaux pour la scène du surréaliste espagnol.
Du moment où il a été remisé en 1944 à son exposition à la Place des arts de Montréal en 2012, le Tristan fou existait-il? C’est-à-dire: existait-il pour le monde de l’art. Bien entendu, l’objet existait et conservait les mêmes caractéristiques intrinsèques et pouvait, potentiellement, procurer la même expérience esthétique à quiconque l’aurait vu. En revanche, le Tristan fou n’avait aucune existence sociale ni historique – absent qu’il était de la place publique et des ouvrages d’histoire de l’art.
On pourrait en déduire que la mise en scène sociale de l’œuvre d’art soit nécessaire à son existence en tant qu’œuvre d’art, comme la mise en scène marchande de la tomate est nécessaire à son existence en tant qu’objet économique distinct d’autres objets de la vie matérielle. Sans cette mise en scène, le Tristan fou, tout en conservant exactement les mêmes caractéristiques de forme et de fonction, n’existerait pas en tant qu’œuvre d’art.
Que constitue cette "mise en scène" sociale, tant de la vie économique que de l’art? Elle émerge d’une série de codes et de symboles, bien entendu. Dans le premier cas, le marché se caractérise par l’échange monétaire – même dans le cas où une monnaie classique n’existe pas. Dans le second par une mise en relation entre l’œuvre et son public. Laquelle mise en relation se réalise au cœur d’un lieu codifié : galerie, musée.
À l’instar des arts performatifs comme la musique et le théâtre, les arts visuels acquièrent un statut social en tant qu’œuvre dans un cadre complexe d’institutions variées, de codes culturels et d’inscriptions dans la trame historique d’une société. L’œuvre d’art déforme l’espace-temps symbolique d’une société en y laissant une trace, laquelle trace ne peut exister qu’en se réalisant dans une mise en relation entre l’œuvre et son public. Ainsi, le compositeur qui joue sa création improvisée pour piano dans l’anonymat de son salon ne laissera aucune trace, ne déformera pas le tissu de l’histoire. Elle aura eu une existence matérielle – des ondes sonores auront traversé l’atmosphère du salon – mais n’aura pas eu d’existence sociale.
Au contraire des arts performatifs, les arts visuels existent matériellement même s’ils ne sont pas socialement mis en scène. Ainsi en est-il du Tristan fou de Dalí: ses caractéristiques intrinsèques demeurent les mêmes qu’elles étaient avant son exposition à la Place des arts. Encore plus curieux et intéressant, certaines propositions en arts visuels existent – en ce qu’elles laissent une trace dans l’espace-temps symbolique de la société – malgré leur absence du réseau tissé par les institutions et les codes convenus du milieu de l’art.
Prenons, par exemple, les interventions du collectif "Les Ville-Laines": ces cinq "tricoteuses terroristes" ornent l’espace public de leurs "graffitis-tricots". Leur travail emmitoufle les arbres ou les poteaux de signalisation de la ville de tricots colorés, surprenant les passants. Elles "opèrent dans un esprit guérilla qui a pour principe la liberté d'action en lien avec la communauté. Elles utilisent le tricot comme médium artistique et s'en servent bien souvent sans autre motif que pour faire sourire un passant." Pas de galerie, pas de musée, pas de carton d’invitation ni de vernissage. Pourtant, leurs œuvres laissent une trace dans la ville. Leurs œuvres existent socialement malgré le fait qu’elles ne s’inscrivent pas dans le réseau institutionnalisé de la mise en scène standard des arts visuels. L’œuvre est cachée de ce réseau mais pourtant socialement existante.
Les œuvres des Ville-Laines possèdent ainsi certaines caractéristiques communes avec les tomates cultivées dans mon jardin potager. Leurs caractéristiques formelles et fonctionnelles sont similaires à celle du Tristan fou. Mais la toile de Dalí devait être exposée pour exister socialement. Comme la tomate doit être vendue au marché pour exister économiquement.
La clé réside donc dans le "sourire du passant" dont parlent les Ville-Laines: l’expérience esthétique, la rencontre avec l’œuvre. L’œuvre d’art possède ce pouvoir mystérieux de déformer l’espace-temps symbolique de la société par la rencontre avec son public, peu importe que cette dernière se déroule dans le cadre de la mise en scène institutionnalisée ou non. Les penseurs de l’économie s’interrogent depuis quelques décennies sur certains aspects de notre vie matérielle qui ne sont pas médiatisés par le mécanisme marchand (la tomate du potager), et qui échappent, ainsi, à la comptabilisation de la richesse et de la production. Ils auraient intérêt à s’inspirer du rôle de l’art en société: la production ou l’échange, qu’ils soient comptabilisés ou non, constituent à la base une rencontre entre le sujet humain et l’objet matériel. Ils transforment celui qui produit ou qui consomme en ce qu’ils laissent une trace sociale.
La vie matérielle comme la vie esthétique ne sont, au final, que rencontres. Entre sujets et objets. Rencontres qui laissent des traces.
PS: je remercie Jean-Martin Johanns, professeur de philosophie à l’Université Concordia, pour certaines intuitions ayant alimenté cette réflexion.
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