Ceci est ma 50e chronique. Au cours de la dernière année et demi, j’ai cherché à l’intersection de l’économique, du politique et de la réflexion esthétique à identifier les contours de ce qu’on pourrait appeler l’espace économique et politique des arts visuels.
Jan van der Heyden, Room Corner with Curiosities, circa 1712, Oil on canvas
Diverses disciplines de l’esprit apportent des éléments de réponses variés à cette question, de la sociologie à la philosophie en passant par l’histoire des institutions. Mais la pensée économique semble caractérisée, dans son histoire, par un mutisme complet sur la question, comme je l’ai montré à plusieurs reprises.
Ce mutisme s’explique autant par la nature même du raisonnement économique que par celle de la production artistique. Réflexion sur les termes, les dynamiques et les configurations des échanges transactionnels de marchandises – bien d’avantage que sur ceux de la production – la pensée économique se retrouve souvent inadéquate à appréhender la nature unique de l’œuvre d’art. La valeur, monétaire et esthétique, de cette dernière ainsi que le rôle prépondérant de l’institutionnalisation de sa pratique sont à ce point éloignés de ceux des marchandises ordinairement étudiées par la science économique qu’on ne peut utiliser l’outillage intellectuel standard de la discipline.
Un retour à certains éléments de base de la vie matérielle permet d’éclairer cette question. Ce qui distingue la vie matérielle en général de la vie économique en particulier est, notamment, le recours à l’échange médiatisé par une transaction institutionnalisée. Cette transaction peut s’opérer sur un marché très organisé et sophistiqué (un parquet boursier, par ex.) ou, au contraire, très rudimentaire et hors du contrôle réglementaire et législatif (le troc entre individus, par exemple).
Une marchandise donnée – une chaise, par exemple – possède une « existence » économique, en quelque sorte, lorsqu’elle fait l’objet d’une transaction. Dès qu’elle sort de cette transaction, elle ne participe plus de la sphère de la vie économique, mais simplement de la vie matérielle. Une fois rentrée dans la maison, la chaise demeure une chaise, mais n’est plus un objet économique : elle est un objet matériel utilitaire.
Ainsi, sur le marché notre chaise a une valeur d’échange (monétaire) plus ou moins directement reliée à sa valeur d’usage (sa « vie matérielle ») – laquelle valeur d’usage ne se concrétisera véritablement qu’une fois rentrée dans la maison (dans la salle de montre du marchand ou dans le camion qui la transporte vers la maison, sa valeur d’usage concrète est à toutes fins pratiques nulle. Même chose du kilo de tomates ou de l’ordinateur.
Une grande partie des débats et déchirements de la pensée économique classique (tant libérale que marxiste) se ramenaient à discourir sur le lien existant entre ces deux formes de la valeur. Si la valeur d’usage est subjective et la valeur d’échange, objective et observable : c’est le prix. Les économistes classiques ont « réglé » la question en ne se concentrant que sur la deuxième. Mais il demeure impossible, conceptuellement, de délier les deux formes de la valeur : un prix peut être établi, dans la transaction, parce que la marchandise échangée possède une valeur d’usage subjective.
Une partie du nœud du problème en ce qui concerne les œuvres d’art réside est constitué de l’absence de lien entre ces deux valeurs, malgré les nombreuses tentatives de plusieurs penseurs et théoriciens d’en voir un. Bien sûr, j’en ai régulièrement parlé, posséder une œuvre d’art est affaire de prestige et de consommation ostentatoire, elle permet une expérience esthétique qui nous élève individuellement et nous relie socialement, etc. Mais cette « valeur » n’est pas d’usage – elle se situe ailleurs.
Le 21 janvier 2011, ma première chronique s’intitulait : « Les arts visuels, ça sert à quoi ? » Question à laquelle je répondais : « À rien. Vraiment. Les arts visuels sont inutiles. »
Ma chaise prend une valeur d’usage à partir du moment où elle entre en ma possession et dans ma maison, lorsqu’elle quitte le marché. L’œuvre d’art, qui a une valeur d’échange sur le marché (galerie, foire, encan), n’acquiert pas, contrairement à ma chaise, une valeur d’usage une fois entrée en ma possession et dans ma maison.
Elle acquiert un statut tout autre, quelque chose qui relève de la magie ou du merveilleux. À partir de la Renaissance, en Europe, se développent les « cabinets de curiosité », ces lieux où l’on rassemblait des objets hétéroclites qui intriguaient et suscitaient l’admiration. Les allemands ont un beau mot pour désigner ce type de lieu : les Wunderkammer – littéralement les « chambres des merveilles. »
Jolie manière de désigner cette magie de l’œuvre d’art dans nos vies : qu’elle soit dans notre salon, dans un musée ou dans la rue, elle participe du merveilleux, de l’émerveillement – un indicible qui touche au surnaturel. Du marché objectif où elle s’échange contre monnaie concrète, l’œuvre d’art en sort pour entrer dans le domaine de la subjectivité sans acquérir de valeur d’usage, mais plutôt, une valeur d’émerveillement. Une notion qui vaudrait peut être la peine de remettre au goût du jour.
Prenant une base économique, l'émerveillement comme pivot de l'art paraît en effet justifier le prix exorbitant de certaines œuvres. La contemplation passive (certains voudront préciser active émotivement) par le biais de la « beauté » nous permet de comprendre une certaine forme de l'interaction entre spectateur et art. Cependant, cynisme, minimalisme et frustration sont également des qualificatifs employés pour décrire l'art contemporain.
Émerveillement est inconfortable près de ses jumeaux Déception et Incompréhension. C'est pourquoi je me permets de proposer une nouvelle base à notre compréhension de l'art, la base éducative. Je comprends que ce blog focus sur ces idées économique et politique, mais ma réflexion pourrait mener quelque part.
Si nous laissons la sphère économique de côté et prenons l'éducation comme nouveau fondement, il nous est ouvert tout le monde académique. Cette approche nous oblige à laisser derrière nous la catégorie générale qu'est l'art, afin de comprendre plutôt quel milieu une œuvre tente de toucher. L'art est alors vu comme étant complémentaire à des connaissances déjà existantes et entretenant une relation dynamique avec le monde qui l'entoure, ceci ne se limitant pas à l'économie.
Ainsi, une œuvre ne permet pas simplement l'émerveillement d'un public large, mais la contribution directe et particulière à un (ou plusieurs) domaine d'étude. En disant cela, toutefois, je crois que je ne fais que répéter ce que disait dans gens comme Derrida.
Cela dit, mon observation peut sembler une critique d'un art contemporain élitiste, mais c'est un fait que l'art rassembleur est rare à notre époque.
L'art est souvent créé pour un public précis et mon point est qu'il peut être utile pour ce public en contribuant à la création de connaissance. De ce fait, la frustration dont je parlais plus tôt est créée par l'incompréhension du public face au domaine d'étude particulier qu'une œuvre utilise. De manière simplifier, le public est brusqué lorsqu'il ne peut pas comprendre une l'œuvre, à ce moment, il est loin d'être émerveillé.
En aparté, il est vrai que l'art met au défi notre conception traditionnelle de compréhension, puisqu'il est sujet à l'interprétation et à la possible appréciation par un vaste public. Loin d'être un défaut, je crois que c'est une qualité dont d'autres domaines académiques devraient prendre exemple.
Pour conclure, revenons au cabinet de curiosité, car il est un bon exemple du point que je tente de faire. Ces lieux n'étaient pas seulement des espaces de beautés pures, bien au contraire. Ils étaient des lieux d'assemblage de savoir et ils représentaient une certaine classification du monde. Ces chambres (cabinet de curiosité) ou petites valises (Wunderkammer) réunissaient des objets des quatre coins du monde (plusieurs provenant de l'Amérique qui commence à être explorée à l'époque), étaient une manière de présenter le monde. L'émerveillement dont vous parlez provient de la sensation d'acquisition de nouvelle connaissance et de réarticulation de savoir que les visiteurs ressentaient. La beauté provient d'une éducation!
Je me permets également de proposer deux lectures (formidables) complémentaires à cette discussion :
— Barbara Kirschenblatt-Gimblett "Objcet of Ethnography" Destination Culture p. 17-78.
— Isabel Yaya. "Wonders of America: The curiosity cabinet as a site of representation and knowledge" Journal of the History of Collections Vol. 20 No. 2. 2008 p.173-188
Rédigé par : Jallardbenjamin | 12/10/2012 à 22:43