On a appris ces derniers jours qu’un petit tableau de Renoir a été acheté il y a quelques temps dans un marché aux puces non loin de Washington. L’œuvre, dont on avait perdu la trace, faisait parti d’un lot vendu 7$ avec une vache en plastique et une poupée, qui intéressaient davantage l’acheteuse que le « Paysage Bords de Seine » du célèbre peintre français.
David LaChapelle - After the Deluge: Museum
L’intérêt de ce genre d’histoires, dont on entend parle de temps à autre, réside dans son contexte. Comment une œuvre (même mineure) de l’un des artistes les plus réputés de l’histoire de l’art a pu se retrouver, telle une mauvaise croûte, au milieu d’une vente de marché aux puces entre une vache en plastique et une poupée ? Dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit pas d’une œuvre inconnue : elle était répertoriée au catalogue raisonné officiel de Renoir et on en avait perdu la trace depuis le début du 20e siècle.
Pourtant, les qualités intrinsèques et caractéristiques de la toile demeureront les mêmes au moment où elle sera vendue à l’encan pour plusieurs dizaines de milliers de dollars. Un Renoir reste un Renoir. C’est pure spéculation, mais il y a fort à parier que le vendeur et l’acheteur du marché aux puces auraient eu une opinion esthétique fort différente sur le même « Paysage Bord de Seine » s’il avait été exposé dans un grand musée ou à la salle des encans de Sotheby’s.
Trois éléments sont donc en jeu ici. (a) Le contexte permet de reconnaître l’œuvre : au marché aux puces, le même tableau passe totalement inaperçu et attire moins d’intérêt qu’une vache en plastique, alors que le quidam dispose de l’information nécessaire pour en reconnaître la valeur (économique, historique, esthétique) par le fait même qu’il soit exposé dans un musée. (b) Le contexte permet également d’apprécier intellectuellement l’œuvre : de vulgaire croûte au marché aux puces à toile de maître accrochée au musée, la même toile trouve sa place dans une conversation commune faisant appel à nombre de références historiques et symboliques. (c) Finalement, et de manière encore plus étonnante, le contexte modifie l’expérience esthétique que nous avons d’une œuvre d’art. « Paysage Bord de Seine » ne semble pas avoir suscité l’émotion du vendeur et de l’acheteur au marché aux puces, mais on peut fort bien imaginer qu’une fois reconnu qu’il s’agit d’un authentique Renoir, les émotions de ces deux personnes furent davantage sollicitées.
Le marché de l’art – au sens très large du terme – est l’institution par excellence qui modifie le contexte d’appréhension d’une œuvre, spécifiquement à ces trois niveaux.
Car le marché – plus spécifiquement la transaction – génère d’abord un lot d’informations très riches et transforme, ce faisant, notre perception des marchandises échangées. Le marché constitue en lui-même un contexte complexe. Le prix est bien entendu l’une de ces informations les plus importantes, mais il n’épuise pas le sens généré par la transaction.
Le contexte social et institutionnel de la transaction permet, comme dans le cas du petit Renoir, de reconnaître les qualités d’une marchandise. Un médicament vendu dans une chaine de pharmacie reconnue sera perçu comme plus sécuritaire et efficace que s’il est vendu dans l’arrière-boutique d’un bric-à-brac. L’appréciation « intellectuelle » que l’on a d’un saucisson vendu par l’artisan au marché public risque d’être différente que s’il avait été acheté au supermarché : on aura ajouté à notre expérience commerciale nombre d’informations sur la méthode de fabrication du produit, sur l’histoire ou la famille du producteur, etc. Finalement, le contexte de la transaction ou de la consommation ira-t-elle jusqu’à modifier notre expérience sensorielle et émotive du produit ? Dans plusieurs cas, il semble que ce soit le cas : le vin dégusté dans une verrerie de qualité, dans un décor qui nous plaît et en compagnie de gens précieux à nos yeux pourrait sans doute influencer notre expérience gustative, ainsi enrichie par le contexte.
Autrement dit, le contexte de la transaction et de la consommation modifie jusqu’à l’expérience émotive que nous avons de l’acquisition d’une marchandise. C’est a fortiori vrai d’une œuvre d’art.
À la galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia on présente jusqu’au 30 octobre l’exposition « Interactions » qui interroge – entre autres – cette notion de contexte de l’expérience esthétique, une « mise en espace d’une réflexion sur la réception et l’interprétation de l’art contemporain ». De nombreuses œuvres sont notamment exposées en regard de textes de réflexions de poètes, critiques d’art, sociologues et autres citoyens divers et variés. De la même manière, on peut écouter une naturopathe, des professeurs ou des journalistes nous parler d’expériences qu’ils ont vécues ou de leur interprétation d’une œuvre. L’intérêt premier de cette captivante exposition demeure les lectures variées des spectateurs, du point de vue qu’ils adoptent à partir de leur propre réalité. Mais vue dans son ensemble, il permet au spectateur des spectateurs et des œuvres, en quelque sorte, de réfléchir à la mise en contexte de l’art.
Car sans exception, chacun de ces « intervenants » témoigne non seulement de l’influence de son histoire individuelle sur la lecture qu’il fait des œuvres, mais aussi, sans mine de rien, du contexte particulier de son expérience esthétique. Le hic et nunc du dialogue avec l’œuvre.
Le critique d’art et chroniqueur Nicolas Mavrikakis s’interrogeait récemment dans son blogue sur cette notion de contexte :
C’est un exercice passionnant que je fais souvent en tant que critique. Je me demande souvent s’il m’arriverait de changer de regard et d’avis si une œuvre présentée dans une galerie privée était plutôt exhibée dans un centre d’artistes (et vice-versa) ou si, encore plus étonnant, une œuvre présentée dans une galerie reconnue ou un centre d’artistes était plutôt présentée dans une galerie très commerciale… Parfois il est aussi bon d’oublier qui a fait une œuvre et de se demander ce que serait notre vision de celle-ci si elle était faite par un autre artiste moins connu ou au contraire par quelqu’un de plus connu… Faites l’exercice, il est très instructif.
C’est précisément à cet exercice que nous convie « Interactions », nous permettant d’emprunter un chemin inédit dans notre réception de l’art. On se place, ainsi, à l’opposé d’une conception instrumentale et purement immanente de l’expérience esthétique de Beardsley : 1 le contexte modifie radicalement jusqu’à nos réactions émotives face à une œuvre. Ça n’est pas sans rappeler l’expérience que le grand violoniste américain Joshua Bell avait réalisée avec un journaliste du Washington Post, Gene Weingarten. Installé dans le métro de Washington, il avait joué pendant un moment, sur son Stradivarius hors de prix, quelques airs connus en sollicitant l’obole des passants. Une seule personne l’avait reconnue et il avait, au total, récolté 32$ (dont 20$ de la part de ce passant) alors qu’on s’arrachait des billets de concert à coup de 100$ pour une de ses prestations à guichet fermé quelques jours auparavant.
Le contexte de la transaction et de la consommation modifie l’expérience de celui qui achète un médicament, un saucisson, une bouteille de vin ou un billet de concert ou de musée. Car le contexte de transaction participe fondamentalement d’une relation sociale ou un dialogue et une reconnaissance prennent place.
La poète Denise Desautels, dans un texte produit pour l’exposition « Interactions », inspiré par les œuvres de Marina Abramović et John Massey, saisit ce dialogue :
tout passera par le regard, dit-elle
l’artiste travaille avec ses yeux, il est branché à eux ; mes yeux sont mes outils, dit-il
(...)
nous sommes regardés regardants, dit-elle
dans la main, l’œil captif des doigts et des regards, dit-il
1 Monroe Beardsley (1982), The Aesthetic Point of View, Ithaca (NY) : Cornell University Press.
Merde. Moi qui lève le nez sur les marchés aux puces ..
J'adore le concept « Interactions » - merci pour ce tuyau. Je me ferai un devoir de prendre une petite marche sur l'heure du dîner la semaine prochaine pour remettre le pied dans cette galerie que j'affectionnais autrefois ... il y a ... 20 ans déjà!
Pour le reste ... hé bien tu sais à quel point j'apprécie tes écrits. Heureuse de pouvoir te lire ici. Merci encore une fois Ianik!
Rédigé par : Michelle Sullivan | 14/09/2012 à 21:10