En ces temps de triomphe de la pensée utilitariste, deux forces en apparence contradictoires émergent comme contrepoids : l’appel de l’authenticité et celui du superflu.
Deux mouvements qui contraignent la création en société. Deux contraintes au cœur de la dynamique sociale. La marchandisation des beaux-arts, à sa plus simple expression, ramène à ces deux dynamiques.
Franciszek Żmurko, Przeszłość grzesznika - Siedem grzechów głównych (La passé du pécheur - Les sept péchés capitaux) 1895
D’une part le désir de relation avec l’authentique, cette part des anges qui, comme dans la fabrication du cognac, représente la perte minime qui donne toute son importance à ce qui reste. Qui a-t-il d’autre, au fond, dans cette œuvre que je contemple que cette portion évanouie de la créativité – celle-là même que je cherche à retrouver dans le sous-texte, derrière le tableau, dans l’intention du créateur, dans un zeitgeist qui m’échappe ?
Pourtant la matérialité commerciale de l’œuvre la déplace dans un espace autre, celui qui me permet de l’appréhender – et, même, de l’acheter. Le superflu, figure de la possession, de l’appropriation de l’acte créatif. Voie royale vers l’inatteignable pour le collectionneur, le spectateur, le voyeur.
L’œuvre comme portion congrue de l’accès à une transcendance dans l’objet transigé, superfétatoire acquisition dans l’accumulation quotidienne. Recherche vaine, donc. Puisqu’elle ne comblera jamais, mais jamais, l’espoir d’authenticité, fracassé sur le mur du superflu de la marchandise artistique.
Imaginons un vaste ensemble de cathédrales naines et sombres. Contradiction dans les termes, bien sûr. Une cathédrale, par définition, s’élève dans la grandeur et la lumière. N’est-ce pas à cela que ramène l’art marchandise ? Une collection de petites cathédrales portatives – qui s’intègrent si bien dans l’espace privé ? Une perspective sombre et petite de l’œuvre ?
Pour paraphraser Nietzsche, et le pervertir, le marché a été inventé pour écouler le superflu, l’inutile, l’objet d’art marchandise. La valeur – monétaire – qu’on lui accorde se confond dans l’intention de son acquéreur : être là, à la surface, être superficiel.
Voyez ces acquisitions, semble-t-il affirmer. Ma possession est le reflet de ces cathédrales naines et sombres : un simulacre de grandeur, une transcendance de salon. Un désir profond qui, cependant, ne dépasse d’aucune manière la surface de la représentation du propriétaire de l’œuvre. Son geste, en effet, ne se situe nulle part ailleurs que dans cette ondulation du réel – célébration d’une posture sociale bien plus qu’esthétique.
En revanche, au delà (ou plutôt en deçà) de cette acquisition, de cette prise de propriété qui relève de l’usurpation des rôles, se trame un désir mimétique : celui de l’appropriation de la liberté créatrice. L’authenticité recherchée participe également de la conquête de la liberté créatrice fantasmée de l’artiste. Acquérir une œuvre c’est aussi la prétention de s’approprier une portion de cette liberté.
On a écrit des bibliothèques complètes sur le fétichisme de la marchandise. Pourtant, la dynamique peut se ramener à un principe essentiel – encore plus dans le cas particulier de la marchandise œuvre d’art : la prétention de se couvrir de l’aura de liberté de son créateur.
Cette aura prend la forme d’une faculté souterraine, d’un mystérieux appel des profondeurs auquel le commun n’aurait pas accès. D’où l’appel d’air qu’il suscite. Une obscure réserve d’infinis possibles, mystérieusement enfouis dans l’acte créateur.
Le collectionneur, l’acquéreur de l’œuvre marchandise, est un petit Perséphone de salon qui chatouille l’Hadès de son propre désir. L’ambition de sa propre regénération se situe, à cet égard, dans le geste marchand qui n’est rien d’autre qu’un passage rituel aseptisé en environnement contrôlé. Une chute libre vers un univers souterrain qui lui révélerait un sens jusqu’alors ignoré, mais dans le confort de la transaction commerciale.
Et là se situe le vaste malentendu de la marchandisation de l’art. L’espoir d’un sens qui serait donné non par l’œuvre elle-même (il s’agit d’autre chose) mais par son acquisition, par cette transaction. Par la propriété : ce qui s’ajoute en propre à ce que nous sommes.
Hélas, il s’agit d’une vaste duperie. D’un fantasme, d’un idéal inatteignable, car, probablement, réservé aux dieux, à des sphères non humaines, qu’elles existent ou non.
Le marché étant une fiction à laquelle nous sommes contraints d’adhérer, l’acquisition de l’œuvre par son intermédiaire participe nécessairement du même principe. La fiction de la recherche de l’authenticité de l’œuvre niée par le superflu de sa matérialisation dans la transaction.
Les beaux-arts, au final, dévalent les pentes de ce sentier menant aux profondeurs de l’authenticité, en chute libre. Et s’y perdent dans la transaction – laquelle est un passage, au sens propre, puisque l’œuvre passe des mains du créateur à celles de l’acquéreur. Qu’en reste-t-il, à terme ? La part des anges a-t-elle évacué tout le sens de l’œuvre ? Il serait présomptueux de le prétendre. Il n’en demeure pas moins que dans l’acte marchand s’étiole une partie du geste créatif, cette authenticité recherchée. La descente aux enfers monétisés largue quelque chose.
Quelque chose comme un supplément de sens qu’on appelait jadis la beauté. Ou l’éternité.
Commentaires