NB: Cette chronique est la dernière d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture:
Penser l'économie des arts (présentation du projet)
- Le Beau politisé (Platon et Aristote)
- Le paradis sur Terre (la Renaissance et Bernard de Mandeville)
- Les passions partagées (David Hume et le 18e siècle)
- L'artiste contre l'industrie (Adam Smith et l'utilité économique de l'art)
- L'empathie du spectateur impartial (Adam Smith et le partage de l'expérience esthétique)
- Lumières des arts (Turgot et le rôle de l'État)
- Trahit sua quemque voluptas (synthèse sur le 18e siècle)
- Inutilité des beaux arts (Jeremy Bentham)
- Liberté des beaux-arts (John Stuart Mill)
- La mesure du bonheur (William Stanley Jevons)
- L'opium de la bourgeoisie (Marx)
Depuis l'Antiquité - et plus particulièrement Platon - la vaste majorité des penseurs qui ont tenté de comprendre le rôle des arts dans le fonctionnement économique des sociétés se sont heurtés à leur nature singulière. Un produit qui n'est pas une marchandise comme les autres, un mode de production qui relève à la fois du travail de l'artisan et de la production capitaliste, un échange de biens (matériels ou non) qui défie les mécanismes classiques du marché, une valeur monétaire d'œuvres qui n'a de liens ni avec le travail nécessaire à sa réalisation ni nécessairement avec sa valeur esthétique, une demande qui répond davantage à une recherche de sens qu'à combler un besoin.
Paul Gehrmann, Berliner Salon mit Kaminfeuer, ca. 1923
Ces caractéristiques singulières des arts ont fait en sorte que la pensé économique au 20e siècle n'a pas véritablement su dépasser les réflexions et intuitions des siècles précédents en la matière. Alors que les théorisations et la recherche empirique de nombreux domaines des sciences économiques ont proliféré, les arts demeurent une inquiétante étrangeté pour la pensée économique contemporaine.
L'art constitue un objet étrange, en partie insoluble dans les aprioris de la rationalité économique fondateurs de l'épistémologie de la pensée économique contemporaine. Une "inquiétante étrangeté" qui dépasse le cadre narratif du discours scientifique de la pensée économique, au même titre que le phénomène décrit par Freud:
La conclusion, qui rend un son paradoxal est que, dans la création littéraire, beaucoup de choses ne sont pas étrangement inquiétantes, qui le seraient si elles se passaient dans la vie, et que, dans la création littéraire, il y a beaucoup de possibilités de produire des effets d'inquiétante étrangeté, qui ne se rencontrent pas dans la vie.1
De fait, les arts sont des objets qui ne se "rencontrent pas dans la vie" - la vie des interactions sociales analysées par la théorie économique mainstream.
Le nœud du problème se trouve probablement à ce niveau: la pensée économique contemporaine standard s'obstine à se cantonner dans l'individualisme méthodologique, posture épistémologique nécessaire et suffisante à ses yeux pour expliquer le comportement des agents en société. Elle évacue largement, malgré ses tentatives de complexification de son appareil théorique, les forces sociales régulatrices échappant aux motivations individuelles.
Le "plan de travail" d'une économie des arts qui intègre leur inquiétante étrangeté pourrait, à cet égard, intégrer les réflexions analytiques fondant une meilleure compréhension:
- de la formation des goûts des "consommateurs" d'art - une analyse qui doit dépasser la classique explication en termes d'utilité (ou de bien-être) apportée par l'art, et, partant, redéfinir le concept même de consommation artistique et culturelle;
- de l'articulation de l'échange des biens artistiques au-delà des mécanismes de marché pour intégrer les institutions de don et de contre-don, potentiellement plus fécondes pour expliquer les interactions entre les statuts d'amateur, de collectionneur et d'acheteur d'œuvres d'art;
- du marché de l'art: corollairement, interroger fondamentalement notion même de "marché de l'art" - et, surtout, rendre compte de la pluralité des modes de l'échange (par ex.: il existe des marchés de l'art, particulièrement les encans, qui répondent stricto sensu aux mêmes règles que les marchés les plus classiques alors qu'il y a des modalités de l'échange qui participent de logiques institutionnelles totalement différentes);
- de la logique du marché du travail des artistes qui pour l'heure est analysée de la même manière que celui des travailleurs autonomes (essentiellement) - alors qu'il répond à des impératifs beaucoup plus variés (soutien privé et public, contraintes institutionnelles de reconnaissance du statut des artistes et positionnement de ceux-ci par rapport à celles-là, etc.) structurant fondamentalement les interactions entre les "producteurs d'art" et l'ensemble du système économique;
- de l'impact des arts sur la croissance économique et le développement social (notamment les interactions entre la créativité artistique et l'innovation sociale et technologique comme substrat de la dynamique historique des économies);
- du rôle de l'État, du mécénat privé et des institutions (muséales, par ex.) dans l'appui infra-structurel à ce développement;
- et de l'influence des transformations industrielles et économiques sur l'évolution des propositions artistiques qui dépasse les analyses simplistes de la contestation ou de l'appropriation des techniques marketing du capitalisme à des fins de propagande artistique.
Ces axes de recherches émergent depuis une vingtaine d'années en marge de la pensée économique des arts. Il est grand temps qu'ils quittent la périphérie pour en gagner le centre non pas pour en édulcorer l'inquiétante étrangeté mais pour en mieux comprendre les impacts économiques réels.
Notes
- Sigmund Freud (1919), L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris: Gallimard, 1985, p.259.
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