NB: Cette chronique est la dixième d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture:
Penser l'économie des arts (présentation du projet)
- Le Beau politisé (Platon et Aristote)
- Le paradis sur Terre (la Renaissance et Bernard de Mandeville)
- Les passions partagées (David Hume et le 18e siècle)
- L'artiste contre l'industrie (Adam Smith et l'utilité économique de l'art)
- L'empathie du spectateur impartial (Adam Smith et le partage de l'expérience esthétique)
- Lumières des arts (Turgot et le rôle de l'État)
- Trahit sua quemque voluptas (synthèse sur le 18e siècle)
- Inutilité des beaux arts (Jeremy Bentham)
- Liberté des beaux-arts (John Stuart Mill)
La théorie économique du 19e siècle est celle de sa propre affirmation, comme nous l'avons vu, chez Bentham et John Stuart Mill. L'achèvement, en quelque sorte, de son autonomie se réalise autour des années 1870 avec ce que les historiens de la pensée économique appellent la "révolution marginaliste," portée en grande partie par l'œuvre de William Stanley Jevons (1835-1882), mathématicien et logicien britannique.
Herman Heyenbrock, Het gieten van ijzer in blokken, circa 1890
Jevons a largement contribué à la mathématisation, maintenant généralisée, de la discipline.1 Ces développements participaient du courant positiviste animant les sciences sociales de l'époque, qui cherchaient à dégager des "lois" du comportement humain au même titre que celles élaborées par les sciences de la nature. Cela n'est pas anodin: désirant poursuivre et dépasser le désir de Bentham et de Mill de faire de la science économique une discipline ahistorique et universelle.
Le pas de géant que Jevons fait dans cette direction est l'application du calcul différentiel et intégral à l'analyse économique - à l'instar de nombreuses sciences de la nature. Cet outil mathématique s'appuie également sur une généralisation du concept d'utilité largement développé par Mill. Alors que John Stuart Mill mettait de l'avant une théorie de la valeur des marchandises hybride, Jevons en radicalise le concept. Le premier croyait que la valeur (et donc, à terme, le prix) des biens s'expliquait à la fois par le travail nécessaire à les produire et par l'utilité qu'ils apportent à celui qui les consomme.
Jevons, quant à lui, considère que la valeur d'un bien s'explique uniquement par l'utilité qu'il amène au consommateur et donc du besoin et des désirs des individus. Mais ce qu'il apporte de véritablement "révolutionnaire," avec d'autres auteurs comme Alfred Marshall ou Carl Menger, est l'idée que cette utilité est marginalement décroissante. Cela signifie tout simplement que l'utilité (donc le plaisir, le bien-être) qu'apporte la consommation d'une unité supplémentaire (marginale) est de moins en moins importante (décroissante). Le plaisir que m'apporte un deuxième verre de jus, par exemple, est moindre que celui que m'a procuré le premier. Du coup, la valeur subjective des biens consommés, qui fonde leur valeur objective (le prix que je désire payer), est de moins en moins grande.
Les théoriciens de la révolution marginaliste considéraient que ce principe était une loi universelle. Leurs successeurs ont compris qu'il y avait des exceptions à cette conception générale - et la "consommation" des arts et de la culture en représente un majeur. Plusieurs économistes considèrent actuellement, en effet, que ces biens possèdent la propriété inverse: leur utilité est marginalement croissante. En consommant de plus en plus de biens culturels, je développe ma connaissance des arts et je raffine de plus en plus mon jugement esthétique. C'est ainsi que mon expérience esthétique s'enrichit de plus en plus avec le temps. Le plaisir, le bien-être, l'utilité apportée par l'audition d'une nouvelle pièce musicale et l'admiration d'une nouvelle sculpture est plus importante que les précédentes expériences esthétiques.
Par conséquent, la valeur subjective et objective de l'art ne serait pas décroissante, mais croissante. Même si Jevons ne parle pas des arts et de la culture en ces termes dans son œuvre, il en entrevoit tout de même l'essence de l'argument. Il compare, en effet, la jouissance des œuvres d'art à la consommation d'une drogue - un "trip" artistique, en quelque sorte. C'est ainsi que de l'audition d'une pièce musicale relève pour lui d'une expérience toute particulière:
When rising to an unusual pitch, the feeling of which I speak becomes an intense delight; it absorbs the attention completely, and causing it to forget ordinary affairs and thoughts elevates it to a region of pleasurable sensations nowhere else discovered. It is indefinite however, leads to no conclusion, suggests it may almost be said no leading or strong thought or purpose and even of one's future parth in life, or unavoidable duties happen to occur to the mind in the midst of this sort of intoxication, they appear smoother than ever before, the difficulties have entirely vanished and oneself feels such a sort of confident moral strength, as will only too soon be found to desappear when this state of feeling has ended and the petty or great difficulties of life are once again visible in all their reality.2
Ces expériences esthétiques démontrent, à ses yeux, les caractéristiques singulières des biens culturels. Il y voit même un potentiel thérapeutique. Contrairement à la plupart de ses prédécesseurs, Jevons considère que ces expériences doivent être mises à la portée du plus grand nombre. Il s'oppose, d'ailleurs, aux décisions politiques qui favorisent, à ces yeux, uniquement le divertissement des masses au détriment de l'élévation des esprits par les arts véritables.3
Les classes éduquées, selon lui, avaient un rôle essentiel dans la promotion et la diffusion des beaux-arts pour accroître leur accessibilité aux classes ouvrières. Il fut, en ce sens, l'un des premiers économistes à réfléchir au rôle social et civilisateur des musées. S'il n'a pas démontré que les biens culturels possédaient une utilité marginale croissante, il avait intuitivement saisi le nœud central de l'économie des arts telle que nous la connaissons: les œuvres d'arts ne se comparent en rien à la consommation des autres marchandises. Elles produisent des effets bénéfiques pour l'ensemble de la société et leur "consommation" doit être encouragée et soutenue pour élever de plus en plus la civilisation, au bénéfice du plus grand nombre.
Notes
- Cf. Margaret Schabas (1990), A World Ruled by Number: William Stanley Jevons and the Rise of Mathematical Economics, Princeton University Press.
- Cité in Bert Mosselmans et Ernest Mathijs (1999), "Jevons's Music Manuscript and the Political Economy of Music," History of Political Economy, vol. 31 (Supplement), pp. 121-156.
- Jevons, Methods of Social Reform and Other Papers, Londres, Macmillan, 1904, pp. 6-25.
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