NB: Cette chronique est la neuviève d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture:
Penser l'économie des arts (présentation du projet)
- Le Beau politisé (Platon et Aristote)
- Le paradis sur Terre (la Renaissance et Bernard de Mandeville)
- Les passions partagées (David Hume et le 18e siècle)
- L'artiste contre l'industrie (Adam Smith et l'utilité économique de l'art)
- L'empathie du spectateur impartial (Adam Smith et le partage de l'expérience esthétique)
- Lumières des arts (Turgot et le rôle de l'État)
- Trahit sua quemque voluptas (synthèse sur le 18e siècle)
- Inutilité des beaux arts (Jeremy Bentham)
La pensée de John Stuart Mill (1806-1873), centrale à l'histoire de la philosophie libérale autant que celle de la pensée économique, se fonde sur une tension particulière qui sera, fondamentalement, celle des débats de l'économie politique qui s'ensuivra. Héritier à la fois des Lumières rationalistes autant que de l'empirisme de Hume ou Bentham, Mill tente dans l'ensemble de son œuvre de séparer les lois "naturelles" de la production et les lois "humaines" de la distribution des richesses.
Ozias Leduc, Le jeune étudiant, 1894
Il ne s'agit pas tant de réconcilier deux volets antagonistes de l'activité économique que de définir les zones d'affranchissement de la liberté individuelle. Il s'agit, également, de fonder la philosophie morale et politique sur une épistémologie solide - sur les possibilités de la connaissance des lois du comportement humain, en somme. La philosophie politique de Mill repose fondamentalement sur des principes déduits de l’entendement, et s’oppose ainsi à tout intuitionnisme. La validité du principe utilitariste s’appuie essentiellement sur un énoncé définitionnel: ce qui est bon dans la conduite de la vie humaine est ce qui apporte du plaisir, la recherche du bonheur:
The creed which accepts as the foundation of morals, Utility, or the Greatest Happiness Principle, holds that actions are right in proportion as they tend to promote happiness, wrong as they tend to produce the reverse of happiness. By happiness is intended pleasure, and the absence of pain; by unhappiness, pain, and the privation of pleasure.1
Cette éthique est dès l’abord une morale sociale, puisque le principe d’utilité (ou du plus grand bonheur) implique que chacun recherche le bonheur général de la société politique: "that [utilitarian] standard is not the agent’s own greatest happiness, but the greatest amount of happiness altogether."2 Puisque la validité de ce principe premier ne peut être "prouvée," au moins empiriquement, comme c’était le cas chez Bentham, Mill doit recourir à la raison pour justifier la validité de l’énoncé descriptif: "recherche du bonheur = vie moralement bonne."
Or la recherche du bonheur qui mène à une vie moralement bonne est également le chemin vers l'atteinte du bien. Pour Mill, le "bien" est une constituante des "higher faculties," des facultés intellectuelles qui occupent le sommet de la hiérarchie des plaisirs qu’il faut cultiver. Cette position trahit un platonisme latent chez lui, exposé plus particulièrement dans le rôle primordial joué par l’éducation et le progrès social, celle-là permettant le développement de celui-ci, et offrant à terme la possibilité de déployer plus complètement les "higher faculties."
Car la tension entre les lois naturelles de la production économique et celles de la distribution de la richesse ne s'expose pas mieux que dans sa vision de l'éducation favorisant le développement de ces "higher faculties." Si la production de marchandises répond à des lois contraignantes et conditionne les Hommes, la distribution des richesses doit participer, elle, de la liberté individuelle, acquise et développée par l'éducation - et, par extension, par le contact avec les beaux-arts.
L’humanité aura donc besoin d’une forme d’organisation politique qui favorisera le déploiement des facultés supérieures, le développement des connaissances rationnelles. C’est le projet de son ouvrage majeur, On Liberty, que de montrer le rôle impératif joué par la liberté comme condition d’émergence du progrès, de l’atteinte d’un niveau supérieur des facultés intellectuelles de l’humanité.3 Bien que le progrès soit moralement nécessaire, il ne l’est pas en logique, et sa poursuite constitue un impératif à poursuivre. Pour que l’humanité soit conduite à ce niveau supérieur de développement de l’organisation politique, il sera indispensable dans l’intervalle que l’influence légitime sur le pouvoir politique soit accordée à ces représentants de l’élite intellectuelle et morale. Ce sont eux qui conduiront l’humanité, par un système représentatif à développer les pleins potentiels de sa raison.
Cette vision progressiste (littéralement) est donc fortement ancrée dans le système éthique et dans la philosophie de l’histoire de Mill. C’est ce qui explique, également, sa vision des rapports sociaux. Les relations entre humains, guidés qu’ils sont dans leurs actions par le principe du plus grand bonheur, ne peuvent les conduire qu’à souhaiter la plus grande harmonie possible entre les diverses fins qu’ils poursuivent. Le conflit social n’est pas souhaitable, et n’est pas en accord avec le principe du plus grand bien. Lorsque le conflit est malgré tout présent dans la société, il reflète le pauvre développement de l’organisation de la gouverne.4 L’instauration des règles morales dictées par le principe d’utilité posera les conditions favorables au progrès de l’humanité, lequel progrès est principalement constitué du développement de l’organisation politique et de celui des connaissances rationnelles.
C'est donc dire que l'éducation, et plus spécifiquement l'éducation aux beaux-arts, permet à la fois une meilleure équité économique, politique et sociale et, au final, le développement global de la société. C'est la raison pour laquelle Mill était un ardent défenseur de l'éducation aux beaux-arts à tous les niveaux de la scolarité - dont allait bénéficier la qualité de vie de tous les citoyens:
The races and nations whose senses are naturally finer and their sensuous perceptions more exercised than ours, receive the same kind of impressions from painting and sculpture: and many of the more delicately organized among ourselves do the same. All the arts of expression tend to keep alive and in activity the feelings they express. (...) There is, besides, a natural affinity between goodness and the cultivation of the Beautiful, when it is real cultivation, and not a mere unguided instinct.5
Stuart Mill lègue un message on ne peut plus d'actualité: la recherche du bonheur est aussi la recherche du bien commun. Lesquels ne peuvent être atteint que par l'éducation aux beaux-arts du plus grand nombre.
Notes
- John Stuart Mill (1861), Utilitarianism in On Liberty and other Essays, éd. par John Gray, London, Oxford University Press, 1991, p. 137.
- Ibid., p. 142.
- Considerations on representative government (1861), in ibid., p. 336.
- On Liberty (1859), in ibid., p. 49-50.
- Essays on equlaity, law, and education, éd. par J.M. Robson, Toronto, University of Toronto Press, p. 254-255.
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.