NB: Cette chronique est la huitième d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture:
Penser l'économie des arts (présentation du projet)
- Le Beau politisé (Platon et Aristote)
- Le paradis sur Terre (la Renaissance et Bernard de Mandeville)
- Les passions partagées (David Hume et le 18e siècle)
- L'artiste contre l'industrie (Adam Smith et l'utilité économique de l'art)
- L'empathie du spectateur impartial (Adam Smith et le partage de l'expérience esthétique)
- Lumières des arts (Turgot et le rôle de l'État)
- Trahit sua quemque voluptas (synthèse sur le 18e siècle)
Dans l'histoire de la pensée scientifique, le 19e siècle est celui de l'affirmation et de l'autonomie. C'est vrai de nombreuses disciplines de sciences naturelles qui naissent "officiellement" mais aussi des sciences sociales. Jusqu'alors branches du savoir pratiquées essentiellement par de riches savants universels qui s'intéressaient à de nombreux aspects de la pensée humaine, ces disciplines cherchent à acquérir une reconnaissance sociale et symbolique, à la fois au sein des institutions d'enseignement et de recherche comme par la création d'organisations regroupant ces savants. Ainsi en France l'Académie des sciences morales et politiques est fondée à la toute fin du 18e siècle.
Henry William Pickersgill, Jeremy Bentham (détail)
Comme la sociologie ou l'anthropologie, la science économique cherche alors à accéder au statut de discipline scientifique à part entière, particulièrement à partir de la deuxième moitié du 19e siècle. Influencés par la physique newtonienne et de la thermodynamique, mais surtout par la biologie darwinienne [1], les penseurs de la chose économique élaborent des théories qui s'inspirent de la méthodologie de ces disciplines. On en retrouve les traces autant chez les successeurs de David Hume et d'Adam Smith que chez Marx.
C'est à cette époque que se développe et se raffine la pensée économique libérale classique: celle de J.S. Mill, Ricardo, Malthus puis Jevons et Walras. Tous ces grands auteurs, qui inspireront l'ensemble de la pensé économique jusqu'à nos jours sont marqués par celui qu'on désigne comme le "père" de l'utilitarisme, Jeremy Bentham (1748-1832). Il a fait, en quelque sorte, le pont entre le siècle des Lumières et la pensée politique et économique du 19e siècle.
Bentham a théorisé et prôné autant la liberté d'expression et celle du commerce, l'égalité entre les sexes, le droit des homosexuels, le droit des animaux que l'abolition de l'esclavage ou de la peine de mort. Philosophe et juriste, sa pensée s'inscrit donc clairement dans l'héritage de la rationalité et du progressisme des Lumières. Il a ainsi autant influencé les promoteurs du laissez-faire que les socialistes utopiques.
Désirant asseoir son analyse de la dynamique sociale sur une base scientifique, il développe ce qu'il baptisera le dès 1789, le principe d'utilité. Les premières phrases de son traité sur les Principes de la morale et de la législation résument, en quelque sorte, l'ensemble du programme scientifique des penseurs économiques du siècle à venir:
Nature has placed mankind under the governance of two sovereign masters, pain and pleasure. It is for them alone to point out what we ought to do, as well as to determine what we shall do. On the one hand the standard of right and wrong, on the other the chain of causes and effects, are fastened to their throne. They govern us in all we do, in all we say, in all we think: every effort we can make to throw off our subjection, will serve but to demonstrate and confirm it. In words a man may pretend to abjure their empire: but in reality he will remain subject to it all the while. The principle of utility recognizes this subjection, and assumes it for the foundation of that system, the object of which is to rear the fabric of felicity by the hands of reason and of law. Systems which attempt to question it, deal in sounds instead of sense, in caprice instead of reason, in darkness instead of light. [2]
Ces lois du comportement humain sont donc limpides: les choix des individus sont gouvernés par le plaisir et les peines qu'ils leur procurent. Non seulement rien d'autre ne peut les justifier, mais, bien plus, il s'ensuit qu'aucune entrave à la recherche de ce plaisir en en minimisant les peines - que les économistes appellent aujourd'hui la "maximisation de l'utilité" - n'est justifiée. Bentham propose une vision encore plus radicale que celle d'Adam Smith: l'État n'est, en aucune manière, justifié d'intervenir dans ces choix, au risque d'entraver la liberté individuelle.
Puisque tout est affaire de goûts individuels et personnels, Bentham, en toute logique, voyait d'un fort mauvais œil le soutien de l'État aux beaux-arts. En réalité, il ne serait pas exagéré de considérer qu'il méprisait les arts, dans lesquels il ne voyait rien d'autre qu'un "amusement":
Sous le nom d'arts agréables, je désigne ceux qu'on nomme ordinairement beaux-arts: la musique, la poésie, la peinture, la sculpture, l'art dramatique, l'architecture et l'art des jardins (considérés dans leurs parties ornementales), etc.: je ne chercherai pas à compléter cette énumération; il faudrait entrer dans des discussions métaphysiques qui nous détourneraient du but principal. Les jeux pourraient être compris sous cette classe. [3]
Activités cherchant uniquement à amuser les Hommes, les beaux-arts n'ont donc que peu de valeur aux yeux de Bentham:
Quoique l'usage ait, pour ainsi dire, forcé de distinguer les arts agréables d'avec les arts utiles, il ne faut pas regarder les premiers comme dépourvus de toute utilité; au contraire, il n'en est point dont l'utilité soit plus incontestable. À quoi, en effet, accordera-t-on le caractère d'utile, sinon à ce qui donne le plaisir? Tout ce qu'on peut alléguer en diminution de leur utilité, c'est qu'elle se borne au plaisir présent; ils tendent à satisfaire le besoin d'amusement, mais ils sont nuls pour tous les autres besoins de l'homme; sans aucune valeur pour ceux qu'ils n'amusent pas, ils n'ont de prix que relativement à ceux qu'ils amusent. [4]
En réalité, Bentham s'étonne qu'on puisse s'intéresser davantage à des activités au final futiles plutôt qu'à celles des sciences qui nous permettent de connaître la vérité alors que les arts nous en éloigne:
L'utilité, le mérite de tous ces arts, est exactement en proportion du plaisir qu'ils donnent : toute autre prééminence qu'on voudrait établir entre eux serait fantastique. Préjugé à part, le jeu d'épingles, à plaisir égal, vaut la poésie : s'il amusait autant il serait préférable. Le jeu d'épingles est à la portée de tout le monde; la poésie ne plaît qu'à un petit nombre d'élus : le jeu d'épingles est toujours innocent; qui osera donner le même éloge à la poésie ? Elle est l'ennemie naturelle de la vérité. Morale fausse, physique fausse, religion fausse, toujours le poëte a besoin du faux. Travaille-t-il sur un fond vrai, il y met la broderie de l'exagération, qui est le faux en fait de degré. S'il excelle en quelque chose, c'est à embellir, à mettre en œuvre, à enflammer les passions dominantes, les préjugés populaires. La vérité, l'exactitude en tout genre est mortelle à la poésie. L'intérêt de son art oblige le poëte à tout revêtir de couleurs mensongères. Je sais qu'il y a eu des esprits supérieurs auxquels la poésie et la philosophie ont eu des obligations à peu près égales; mais ces exceptions ne détruisent pas ce que j'ai dit des dangers de cet art magique. Cependant la poésie conservera toujours la prééminence sur des amusements moins susceptibles d'abus, parce qu'elle amuse des personnes plus difficiles à amuser. [5]
Cette condamnation est sans appel: la production des œuvres d'art est assimilée de manière encore plus radicale chez Bentham que chez Adam Smith au travail non productif. Ne possédant pas les qualités et caractéristiques (ni le statut) du travail manufacturier, le travail artistique ne peut expliquer, aux yeux de Bentham, sa valeur économique. La valeur d'échange des œuvres d'art est une aberration à ses yeux qui fait en sorte qu'elle ne mérite pas qu'on s'y attarde. Cette vision prévaudra, à peu de choses près, pour les 150 années qui suivront - y compris chez les penseurs hors du libéralisme, Marx le premier.
Si les beaux-arts n'ont ni de valeur monétaire, ni, surtout, de valeur utilitaire pour la société, il va sans dire que l'État ne doit en aucune circonstance en favoriser le développement:
Quant aux arts et aux sciences de pur agrément, j'ai déjà dit pourquoi, chez les nations riches et prospères, il ne faut point constituer le public en frais pour les récompenser. Les particuliers leur donneront toujours un degré d'encouragement proportionné aux plaisirs qu'ils en retirent. Ce n'est pas que le souverain doive se refuser la satisfaction de récompenser aussi l'amusement qu'il veut puiser dans des sources si pures; mais ce qu'il fait en ce genre, il doit le faire plutôt comme particulier que comme homme public. [6]
Bentham a quelque chose d'exaspérant. Sa pensée, brillante et profonde, est inspirante par la tolérance et la liberté individuelle qu'elle promeut. Mais elle porte déjà en elle les excès de ce libéralisme: le refus qu'il existe un plus grand que soi, une collectivité qui puisse restreindre l'individualisme radical au bénéfice d'une œuvre civilisatrice qui inspire le mouvement vivant de la société.
Notes
- Cf. Philip Mirowski, dir. (1994), Natural Images in Economic Thought, Cambridge: Cambridge University Press.
- Jeremy Bentham (1789), An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, Oxford: Calrendon Press, p.1.
- Jeremy Bentham (1811), Théorie des peines et des récompenses [initialement paru en français], in Œuvres de Jérémie Bentham, Bruxelles: Société belge de librairie, 1840, vol. 2, p. 191.
- Id.
- Ibid., pp. 191-2.
- Ibid., pp. 193-4.
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