NB: Cette chronique est la septième d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture:
Penser l'économie des arts (présentation du projet)
- Le Beau politisé (Platon et Aristote)
- Le paradis sur Terre (la Renaissance et Bernard de Mandeville)
- Les passions partagées (David Hume et le 18e siècle)
- L'artiste contre l'industrie (Adam Smith et l'utilité économique de l'art)
- L'empathie du spectateur impartial (Adam Smith et le partage de l'expérience esthétique)
- Lumières des arts (Turgot et le rôle de l'État)
Dans sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles, Jean-Jacques Rousseau écrit:1
Le bon emploi du temps rend le temps plus précieux encore, et mieux on le met à profit, moins on en fait trouver à perdre. Aussi voit-on constamment que l'habitude du travail rend l'inaction insupportable, et qu'une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles: mais c'est le mécontentement de soi-même, c'est le poids de l'oisiveté, c'est l'oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire un amusement étranger. [...] L'on croit s'assembler au spectacle, et c'est là que chacun s'isole ; c'est là qu'on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s'intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts ou rire aux dépens des vivants. [...] Il faut, pour [plaire au peuple], des spectacles qui favorisent leurs penchants, au lieu qu'il en faudrait qui les modérassent.
Jean-Baptiste Greuze (1725–1805), Portrait de René-Louis de Girardin avec le buste de Jean-Jacques Rousseau
"Trahit sua quemque voluptas," précise-t-il. Chacun est entraîné par ses goûts, par ses penchants, par ses plaisirs.2
Il se trouve dans cet ouvrage de Rousseau, et même dans ce court passage, le concentré des rapports problématiques qu'entretiennent les penseurs du 18e siècle avec le rôle des arts dans la société (et dans le système politique et économique). Il y a chez Rousseau, mais chez plusieurs philosophes politiques du 18e siècle des échos de Platon qui excluait les arts "d'imitation" de sa Cité idéale pour leur capacité potentiellement destructrice de l'ordre politique et moral.3
Rousseau n'est pas isolé: à partir du moment où les penseurs sociaux de l'époque cherchent à intégrer les arts et la culture dans leur réflexion politique et économique, ils se heurtent à leur nature particulière. D'abord par les interactions complexes qu'ils entretiennent avec le pouvoir politique, économique et religieux. Mais aussi par leurs caractéristiques particulière en tant qu'objet marchand. Ces interrogations s'expriment à cinq niveaux et constitueront le fondement de l'analyse économique des arts jusqu'à aujourd'hui.
Premièrement, au plan de la demande pour les œuvres d'art. Personne n'explique mieux que Bernard Mandeville, cet auteur à la cheville entre le 17e et le 18e siècle, dans sa Fable des abeilles, que le désir de possession des œuvres d'art constitue un "vice" privé. Pour lui, comme pour la plupart des auteurs jusqu'au 20e siècle, il s'agit d'une consommation ostentatoire, c'est-à-dire destinée à épater la galerie, à exposer publiquement son statut social et sa richesse ou à démontrer le raffinement de son éducation. Rousseau ne dit rien d'autre: il y a une part d'orgueil, de pavane présomptueuse de la part du spectateur, qui se croit, en quelque sorte, au-dessus de la vie véritable en admirant les arts de la scène, accessibles aux seuls nantis oisifs.
Deuxièmement, au niveau de la production des œuvres d'art, du travail des artistes. À partir du moment où le travail devient la cause explicative première de la dynamique de production économique avec Adam Smith, il est difficile pour ces nouveaux spécialistes de la tout aussi nouvelle économie capitaliste de rendre compte des particularités du travail des artistes. Ceux-ci sont considérés par Smith comme "improductifs," au même titre que l'ensemble des producteurs de services (les domestiques, les l'armée, les gens d'Église, etc.). En ce sens, ils ne participent pas à la production de capital qui, en s'accumulant, crée la croissance économique. Il faudra attendre le 20e siècle pour qu'on comprenne la contribution de ce qui sera alors appelé le "capital humain" au développement économique. Pour l'heure, l'apport économique des artistes est considéré nul.
L'essor de la pensée économique libérale, ancrée dans celui du capitalisme industriel, considère que cet apport du travail "productif" fonde l'explication de la valeur et du prix des marchandises. C'est le troisième élément essentiel apporté par la pensée économique du 18e siècle: la valeur d'un bien s'explique par la quantité de travail nécessaire à sa production. Au plan analytique, cela pose problème pour les œuvres d'art, car leur valeur ne semble entretenir qu'une relation très ténue avec le travail nécessaire de l'artiste, dans les cas où leurs prix atteignent des sommets vertigineux. Smith demeure coincé avec ce problème: il doit introduire une notion qui cadre mal dans l'ensemble de son système: la profession artistique requiert des qualifications particulières qui sont couteuses (en termes de temps autant que d'argent) à acquérir. Mais bien plus, et on en trouve un écho dans la Lettre de Rousseau, la valeur des œuvres d'art semble ne se justifier que par des comportements irrationnels entre l'offre et la demande. Au final, Smith doit se rabattre sur les "effets de mode" qu'il emprunte à son maître et ami David Hume pour en expliquer les variations.
Quatrième problème auquel font face les penseurs économiques du 18e: le rôle de l'État. Ces nouveaux spécialistes de l'économie tendent de fonder une pensée économique et politique libérale en opposition au mercantilisme du siècle précédent. Lequel mercantilisme considère que la richesse d'une nation se mesure par la somme des richesses matérielles qu'elle possède (plus particulièrement en termes de métaux précieux), la politique économique mercantiliste vise l'enrichissement du Prince. L'extension de ce trésor aux œuvres d'art de toute nature est donc naturelle pour la pensée mercantiliste. Par contre, pour les libéraux, la richesse d'une nation se fonde à la fois sur la capacité de ses industries à produire des biens matériels (dont sont exclus comme on vient de le voir les œuvres d'art, malgré le caractère matériel de celles des beaux-arts et de l'architecture) et sur sa capacité à générer une balance commerciale extérieure positive, autrement dit à exporter davantage de biens que n'en importer. Ainsi, les arts ne contribuent en rien à l'enrichissement économique de l'État. Là aussi, il faudra attendre la deuxième moitié du 20e siècle pour que les économistes intègrent à leurs réflexions et analyses la valeur économique du "capital" culturel et artistique.
Finalement, le rôle des arts dans la croissance (économique) d'une nation pose un cinquième problème pour les penseurs du siècle des Lumières. Les quatre volets que nous venons de voir conduisent à la même conclusion: les arts s'intègrent difficilement, voire pas du tout, dans l'analyse économique. Au mieux, ils sont un loisir inoffensif pour artistes et spectateurs ou collectionneurs oisifs. Au pire, ils constituent une menace à l'ordre politique ou ils grèvent les ressources financières et matérielles de la société à des activités économiquement improductive. Mais ce serait là faire l'impasse sur la finesse de certaines réflexions "parallèles" de ces penseurs sur le rôle civilisateur des arts - réflexions qui ont été, depuis, largement oubliées par les économistes patentés. Comme on l'a vu (dans mes deux dernières chroniques), à la fois le Adam Smith de la Théorie des sentiments moraux comme le Tableau philosophique des progrès successifs de l'esprit humain de Turgot accordent une large place aux arts dans le développement global des sociétés humaines. Un rôle qui n'est pas spécifiquement économique, mais qui représente, en quelque sorte, le terreau permettant l'épanouissement de l'ensemble de l'économie et, donc, de la croissance économique à long terme. Cette notion très forte, encore embryonnaire au 18e siècle, constituera l'avancée la plus importante de l'analyse économique de la culture et des arts à notre époque. Une vision qui va à l'encontre de la méfiance de Rousseau envers les arts d'imitation...
Ces cinq facettes de l'analyse économique des arts (production, demande, valeur des œuvres, rôle de l'État, et participation à la croissance économique) constituent l'essentiel des interrogations contemporaines sur la fonction économique et politique des arts et de la culture. On verra dans les cinq prochaines chroniques que le "long" 19e siècle (de la fin du 18e aux années 1920) n'ont fait que raffiner les interrogations des penseurs des Lumières sans en proposer des réponses beaucoup plus élaborées. Ces grands penseurs, de Bernard Mandeville au tout début du 18e siècle à Keynes au début du 20e n'auront jamais véritablement réussis à appréhender la dynamique conjointe des arts et de l'économie - ce qui est, peut-être, emblématique à la fois des limites de l'analyse économique, mais aussi du caractère essentiellement impétueux, anti-institutionnel et radicalement révolutionnaire de l'art. Ce que pressentait bien Rousseau dans sa Lettre à d'Alembert. Les arts trouvent leur sens dans leur constante remise en question des institutions du pouvoir.
Notes
- Jean-Jacques Rousseau (1758), Lettre à d'Alembert sur son article Genève, éd. par Michel Launay, Paris: Garnier-Flammarion, 1967, pp. 65-68.
- Il s'agit d'un vers de Virgile (Bucoliques, Paris: Belles Lettres, 1997, II, 65) duquel est dérivé l'adage français: tous les goûts sont dans la nature. À noter que le terme "voluptas," traduit ici par goûts, penchant, plaisir, signifie plus précisément jouissance de l'esprit mais aussi jouissance sensuelle.
- Cf. mon premier texte de cette série, Le Beau politisé.
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