NB: Cette chronique est la sixième d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture:
Penser l'économie des arts (présentation du projet)
- Le Beau politisé (Platon et Aristote)
- Le paradis sur Terre (la Renaissance et Bernard de Mandeville)
- Les passions partagées (David Hume et le 18e siècle)
- L'artiste contre l'industrie (Adam Smith et l'utilité économique de l'art)
- L'empathie du spectateur impartial (Adam Smith et le partage de l'expérience esthétique)
Le 18e siècle est non seulement l'époque témoin de la révolution industrielle, comme on l'a vu1, mais aussi celui d'un renouveau institutionnel majeur. Les Lumières françaises participent d'une manière particulière à ce phénomène, à la fin de l'Ancien régime. D'une part, la situation économique désastreuse du royaume nécessite des réformes en profondeur, qui, comme on le sait, ne porteront pas assez de fruits pour éviter le renversement du régime monarchique. D'autre part, pour le sujet qui nous occupe plus particulièrement, on assiste au deuxième mouvement de l'institutionnalisation (étatique) des arts et des sciences, après l'ère de Louis XIV. L'Académie royale de peinture et de sculpture, qui sera intégrée avec celle de musique et celle d'architecture dans l'Académie des Beaux-Arts en 1816, avait vu le jour en 1648 à l'instigation d'artistes qui voulaient distinguer leur travail de celui des artisans. Cette distinction fondamentale s'explique en partie par la naissance de l'industrialisation: les artistes cherchent à différencier leurs œuvres du produit industriel.2
Jean-Jacques Lagrenée, Allégorie relative à l'établissement du Museum dans la grande galerie du Louvre, 1783
Le lent mouvement d'autonomisation du statut des artistes, qui trouve son origine à la Renaissance, s'inscrit donc dans un mouvement historique d'individualisation de la création artistique: "La Renaissance a été marquée par la volonté de plus en plus affirmée de la part des artistes d'avoir un statut particulier, les distinguant des autres ouvriers d'art, leur attribuant un autre statut social et, surtout, les reconnaissant comme des créateurs à part entière. S'ils obtient des privilèges et sont parfois payés des sommes extravagantes, ils ne parviennent qu'assez tard à se voir octroyer une réelle autonomie."3
L'Académie, héritée du modèle italien, constitue en quelque sorte l'aboutissement institutionnel de ce mouvement historique: elle structure et encadre l'évolution des beaux-arts; d'autre part, en devenant le dépositaire ultime des critères esthétiques, elle permet d'imposer (par le pouvoir étatique) une définition officielle de l'art et de le constituer, ce faisant, comme un "objet social" distinct et circonscrit à l'intérieur de frontières nettement marquées. En instituant le Salon de l'Académie royale des beaux-arts4, qui deviendra un événement régulier à compter de 1737, l'Académie offre à la société française une première initiative d'envergure de démocratisation des arts, d'une part, et, d'autre part, aux artistes plasticiens de développer leur travail dans un cadre normé mais clairement identifié.
L'ensemble de ce mouvement s'inscrit dans une idée forte et marquante pour les Lumières: le progrès. Les encyclopédistes, les "philosophes" et les acteurs sociaux et politiques du 18e siècle français cherchent à la fois à identifier la nature et les causes du progrès social et à en faire la promotion par la réforme des institutions politiques et économiques. L'Académie et son Salon participent à ce mouvement en faisant la promotion des arts comme vecteur du progrès de la société française.5 La place prépondérante de l'idéologie du progrès humain traverse nombre de réflexions de l'époque sur le rôle des arts dans le développement social et économique.
L'un des meilleurs exemples de cette idéologie est représentée par la vie et l'œuvre de Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781). À la fois homme d'État et penseur politique et économique, Turgot est l'un des acteurs principaux d'un large mouvement cherchant à réformer radicalement les institutions politiques françaises avant la Révolution. Nommé contrôleur général des Finances (le ministre le plus important dans l'appareil d'État de Louis XIV à la Révolution) en 1774 par Louis XVI, il a cherché à moderniser à la fois l'économie, les finances publiques et le système économique de la France. Il a tenté de libéraliser le travail et le commerce, à favoriser le soutien aux classes les plus pauvres, à diminuer les taux d'intérêts, à favoriser l'éducation, les arts et les sciences et même à réformer le transport public. Son accession à la charge de contrôleur général des Finances est d'ailleurs saluée dans l'enthousiasme par d'Alembert et Voltaire.6 Malheureusement pour lui (et pour le pouvoir royal), ses réformes attaquent de front les privilèges de la noblesse, ce qui causera sa chute et sa disgrâce en 1776.
Les réformes de Turgot s'appuient sur une vision forte du progrès humain, dans lequel les beaux-arts jouent un rôle prépondérant. Dans son Tableau philosophique des progrès successifs de l'esprit humain,7 il démontre ainsi, par l'histoire de la Grèce antique, que le développement social et économique trouve sa source dans le progrès artistique, bien avant la pensée politique et sociale: "Ce ne fut qu'après plusieurs siècles qu'on vit paraître des philosophes dans la Grèce (...). Jusque-là, les poètes avaient été à la fois les seuls philosophes et les seuls historiens" (p.49).
Lyrique, il affirme que la domination politique et économique de la Grèce repose sur l'effervescence des arts:
Siècles heureux! où tous les beaux-arts répandaient de tous côtés leur lumière! où le feu d'une noble émulation se communiquait avec rapidité d'une ville à l'autre. La peinture, la sculpture, l'architecture, la poésie, l'histoire s'élevaient partout à la fois, comme on voit dans l'étendue d'une forêt mille arbres divers naître, monter, se couronner ensemble. (p.50)
Alors que les arts étaient perçus auparavant, en dehors de leur fonction utilitaire dans l'organisation du pouvoir religieux, comme un luxe pour riches et oisifs, chez Turgot encore plus que dans l'œuvre de David Hume et d'Adam Smith, ils occupent une place centrale. Il prétend, au contraire de ce qui avait été avancé pendant des siècles, que dans l'histoire, c'est plutôt la recherche de l'ostentation qui corrompt les arts et, par voie de conséquence, précipite les civilisation dans leur déclin:
Les hommes ne s'élèvent-ils donc que pour tomber? Mille causes se réunissent pour dépraver de plus en plus le goût: la tyrannie qui abaisse les esprits au-dessous de tout ce qui est grand; le luxe aveugle qui, né de la vanité, et jugeant moins les ouvrages de l'art comme des objets de goût que comme des signes d'opulence, est aussi contraire à leur perfection qu'un amour éclairé de la magnificence lui est favorable (...). (p.52)
Afin d'éviter ce déclin et, au contraire, d'assurer l'essor de la civilisation et le développement économique des nations, l'État doit apporter son appui aux arts et aux sciences, particulièrement à ceux qui sont "difficiles," c'est-à-dire, en des termes qui nous sont contemporains, ces activités qui nécessitent de la recherche et de l'innovation. Turgot affirme que, de la chute de l'Empire romain à la Renaissance, l'abandon du soutien aux arts par le pouvoir politique a causé leur déchéance:
A l'égard de la peinture et de la sculpture, comme ce sont deux arts très difficiles, elles durent tomber en décadence dès que la protection éclairée des princes leur manqua. Le débit même dans les églises, ni le luxe des particuliers, ne purent les soutenir, car les particuliers étaient appauvris, et, dans la faiblesse du commerce de toutes les parties de l'Europe, on choisissait peu. Le goût, qui se forme d'une comparaison répétée de belles choses, se perd quand le commerce des nations ne les leur met pas sous les yeux. Le barbouilleur du coin suffit à ceux qui n'ont qu'un luxe grossier. De plus, la peinture est un art mercenaire qui demande du génie, et les formes des gouvernements de l'Europe, avilissant tout ce qui n'était pas gentilhomme, le réduisaient à un pur mécanisme. Pour la Grèce, elle était trop ruinée, trop ravagée, et par l'instabilité de son trône, et par les incursions des Sarrasins et des Bulgares, pour cultiver les arts agréables avec succès. Elle contribua pourtant à réveiller Rome au XIVe siècle par l'enthousiasme qu'elle inspira pour l'antiquité.8
Turgot conclut son Tableau en prétendant que l'évolution de la civilisation par les arts permet d'expliquer le progrès de l'ensemble de la société, y compris son développement économique. Partisan de l'absolutisme éclairé, il affirme fortement que l'État joue le rôle fondamental et nécessaire dans cette histoire. En ce sens, sa vision propose les arguments essentiels en faveur d'un soutien unilatéral des institutions politiques dans le développement économique et social des arts:
Les temps sont arrivés. Sors, Europe, de la nuit qui te couvrait! Noms immortels des Médicis, de Léon X, de François Ier, soyez consacrés à jamais! Que les bienfaiteurs des arts partagent la gloire de ceux qui les cultivent! Je te salue, ô Italie! heureuse terre pour la seconde fois la patrie des lettres et du goût, la source d'où leurs eaux se sont répandues pour fertiliser nos régions. Notre France ne regarde encore que de loin tes progrès. Sa langue encore infectée d'un reste de barbarie ne peut les suivre. Bientôt de funestes discordes déchireront l'Europe entière; des hommes audacieux ont ébranlé les fondements de la foi et ceux des Empires; les tiges fleuries des beaux-arts croissent-elles arrosées de sang? Un jour viendra, et ce jour n'est pas loin, qu'elles embelliront toutes les contrées de l'Europe. (Tableau, p. 57-8)
Notes
- Cf. mon premier texte sur Adam Smith: L'artiste contre l'industrie.
- Ibid.
- Gérard-Georges Lemaire (2003), Histoire du Salon de peinture, Paris: Klincksieck, p.15.
- Il tire son nom du lieu où il était présenté, le Salon carré du Louvre, et jouera un rôle essentiel dans la fondation du Musée du Louvre en 1793.
- Parallèlement, les autres Académies qui seront regroupées par la suite dans l'Institut de France ont la même mission pour les sciences et les lettres.
- Gilbert Faccarello et Annie Cot (1992), "Sensualistes et utilitaristes" in Alain Béraud et Gilbert Faccarello, dir., Nouvelle histoire de la pensée économique, Paris: La Découverte, t. 1, "Des scolastiques aux classiques", pp.254-301, p.258.
- "Tableau philosophique des progrès successifs de l'esprit humain" (1750), in Turgot, Écrits économiques, éd. par Bernard Cazes, Paris: Calmann-Lévy, 1970, pp.40-60. Ce type d'ouvrages est courant au 18e siècle: cf. par exemple, Condorcet (1794), Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Paris: Flammarion, 1988.
- Turgot, Œuvres de Turgot et documents le concernant, avec bibliographie et notes, éd. par Gustave Schelle Paris: Félix Alcan, 1913-1923 (5 vol), vol.1, p.317-8.
Bonjour Ianik,
Avez vous penser d'écrire des livres
d'art (art abstrait au Québec) ( art paysagiste) ( nature morte)
portraits etc etc
J' aime la façon dont vous ¨¨parler¨¨ de l'art.
Je sais que c est tout un projet
au moins 4 livres sur les arts au Québec dans les années 2000
Rédigé par : Ronald Bélanger | 16/03/2012 à 15:06