NB: Cette chronique est la cinquième d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture:
Penser l'économie des arts (présentation du projet)
- Le Beau politisé (Platon et Aristote)
- Le paradis sur Terre (la Renaissance et Bernard de Mandeville)
- Les passions partagées (David Hume et le 18e siècle)
- L'artiste contre l'industrie (Adam Smith et l'utilité économique de l'art)
Auteur des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations1, Adam Smith (1723-1790) est pour cela reconnu comme celui qui a marqué l'histoire de la pensée économique par la conceptualisation de la théorie de la main invisible. Cette théorie, qui n'est pas grand chose de plus qu'une simple métaphore pour illustrer l'émergence de l'ordre social créé par l'action isolée et non concertée d'individus agissant dans leur propre intérêt:2
En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il [l'individu] ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler.3
Rembrandt, The spectacle-pedlar, circa 1624-1626
Ce concept, qu'on a voulu central dans l'œuvre de Smith, est, d'une part, marginal dans son édifice théorique et, d'autre part, pas suffisant pour rendre compte de sa vision des interactions économiques et sociales. L'idéologie libérale en a fait le principe central de la fixation des prix de marché: la main invisible smithienne serait ainsi le principe par lequel l'offre et la demande s'équilibrent sur le marché permettant aux agents économiques de fixer les prix et quantités de marchandises échangées. Bien plus, la poursuite des intérêts individuels permet à la fois l'harmonie de la société et son développement économique.
Mais la pensée de Smith est beaucoup plus profonde que cela et explique en grande partie le rôle que les arts peuvent avoir dans l'élaboration du tissu social. En cela il est nécessaire de faire un détour par la théorie esthétique de l'un de ses maîtres à penser, Francis Hutcheson (1694-1746). Pour Hutcheson4, le sens de la beauté est en chacun de nous. Du sens de la beauté à l'idée de goût partagé socialement il doit recourir à l'expérience esthétique partagée. Les œuvres d'art reconnues, ou, pour caricaturer, ce qui fait qu'une œuvre possède des qualités qui la rendent importante dans l'histoire de l'art, le sont par un consensus de cette expérience esthétique individuelle.5 Il y aurait donc, ici aussi, une "main invisible" qui guide les diverses expériences esthétiques individuelles.
À cette conception sociale de l'expérience esthétique partagée, un peu simpliste il faut l'admettre, Smith ajoute un autre concept qui éclaire à la fois sa vision de l'organisation sociale et explique sa conception de la valeur des œuvres d'art. Dans sa Théorie des sentiments moraux, publiée avant la Richesse des Nations, en 1759, Smith a recours au sentiment de sympathie des individus les uns envers les autres pour expliquer leur conduite éthique. La sympathie (que nous traduirions aujourd'hui par l'empathie) est cette capacité qu'ont les hommes à comprendre leurs semblables, en se mettant à leur place: le "fellow feeling." Chacun porte en lui-même un "homme intérieur" qui possède la capacité à se mettre à la place de l'autre, à se détacher, donc, de ses propres passions et intérêts personnels. Cet homme intérieur, Smith l'appelle le "spectateur impartial." Les hommes ont donc cette unique aptitude à s'élever au-dessus de leur propre contingence pour mesurer objectivement la valeur morale des actions humaines.
Il y a dans ce processus empathique une double relation entre le spectateur impartial et l'acteur. D'une part, le spectateur impartial en se mettant à la place de l'acteur observe ses propres actions: il en mesure alors avec davantage d'acuité les implications morales. D'autre part, en tant qu'acteur, l'individu se sait observé par ce spectateur impartial et ajuste ses jugements éthiques et ses actions en conséquence. Cette double extériorisation de la perception des actions par l'ensemble des individus évoluant en société permet, à terme, de tempérer l'égoïsme individuel et ses passions et de permettre, ainsi, le développement de la civilisation et de la vie politique.
En ce sens, le sentiment de sympathie s'accorde avec le jugement esthétique consensuel - l'éthique et l'esthétique d'Adam Smith font le pont entre les expériences intérieures individuelles et la construction des comportement sociaux. Puisque les œuvres d'art contribuent à cimenter le lien social on est en droit de conclure qu'elles jouent un rôle civilisateur fondamental. De fait, dans un essai posthume méconnu sur les "arts d'imitation"6 il propose une théorisation de l'évolution des diverses formes d'art en harmonie avec le progrès de la civilisation humaine. Pour lui, les œuvres d'art d'imitation constituent une marque distinctive de la société humaine et de la civilisation.
Dans ce contexte, elles occupent donc une valeur sociale, politique et humaine prépondérante dans la pensée de Adam Smith. Pourtant, comme on l'a vu, il peine à en expliquer le rôle économique. Le projet de la Richesse des Nations, comme son titre l'annonce, est d'expliquer les mécanismes de création de richesse économique. La vision révolutionnaire du libéralisme synthétisée par Smith est d'affirmer que le travail constitue la véritable richesse d'une nation puisque c'est lui qui permet de créer les biens qui seront vendus sur le marché, en transformant des matières premières et en leur ajoutant, par le travail, une valeur économique supplémentaire. Or, pour Smith, les artistes font partie pour lui de la catégorie des travailleurs improductifs - c'est-à-dire ceux dont l'activité économique ne contribue pas à l'enrichissement de la nation, à l'instar des domestiques (Richesse des Nations, livre II, chap. iii). En réalité, c'est ce qu'on appelle aujourd'hui le secteur des services qui sont improductifs aux yeux de Smith, car le résultat de leur travail ne se conserve pas et n'ajoute donc rien au stock de richesse économique.
Pourtant, le produit du travail des artistes, leurs œuvres, se vend contre espèces comme n'importe quel produit. La valeur économique des œuvres d'art s'explique donc difficilement par le travail des artistes. Smith, comme ses successeurs, est donc contraint de faire une pirouette intellectuelle et d'affirmer que le prix des œuvres d'art est déterminé par des effets de mode et par le désir ostentatoire de leurs acquéreurs.7 Au final, Adam Smith n'apporte pas d'explication convaincante des déterminants de la valeur économique de l'art pas plus que de l'ensemble de l'économie des services, celle du travail improductif.
Cette vision fera long feu. Encore aujourd'hui, pour de nombreuses personnes, le secteur des services comme les arts et la culture sont considérés comme de simples supports à la "véritable" activité économique. Ainsi, les services-conseils de l'ingénieur ne servent qu'à appuyer l'édification des ponts et chaussées, lesquelles constructions constituent les vrais biens économiques. Il en est de même des arts: ils ne représentent que des loisirs superflus sans utilité économique. Il faudra au moins encore 150 ans après Adam Smith pour que cette conception évolue.
Même si Smith a échoué à concilier sa vision éthique et esthétique avec sa théorie économique, il a néanmoins jeté les bases de leur unification. Contrairement au détournement "économiste" qu'on a fait par la suite de son œuvre, elle porte une vision humaniste de la civilisation - laquelle vision s'appuie fondamentalement sur les liens d'empathie et le partage d'expériences morales et esthétiques entre tous les hommes. De quoi remettre largement en perspective la pauvreté des visions ultralibérales des arts et de la culture.
Notes
- Adam Smith (1776), An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Oxford: Clarendon Press, 1976, 2 vol.; trad. fr. par Germain Garnier, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris: Flammarion, 1991, 2 vol.
- Il étend, ainsi, le concept de "vices privés, vertus publiques" illustré par Bernard Mandeville dans sa Fable des abeilles, où le "vice privé" est l'égoïsme individuel. The Fable of The Bees: or, Private Vices, Public Benefits (1705), Indianapolis: Liberty Press, 1988, 2 vol.; on en trouve une traduction française sur le site de la Bibliothèque nationale de France; cf. mon texte dans la présente série: "Le paradis sur Terre."
- Richesse des Nations, op.cit., vol. 2, p. 43.
- Francis Hutcheson (1729), Enquête sur l'origine de nos idées de beauté et de vertu, éd. par A.-D. Balmès, Paris: Vrin, 1991.
- David Hume reprendra cette idée de partage consensuel d'appréciations esthétiques semblables; cf. mon texte dans la présente série: "Les passions partagées."
- "On the Nature of that Imitation which takes place in what are called The Imitative Arts" in Adam Smith (1795✝), Essays on Philosophical Subjects, Oxford: Clarendon Press, 1980, pp.176-209.
- Cf. mon texte précédent "L'artiste contre l'industrie."
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