NB: Cette chronique est la quatrième d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture:
Penser l'économie des arts (présentation du projet)
- Le Beau politisé (Platon et Aristote)
- Le paradis sur Terre (la Renaissance et Bernard de Mandeville)
- Les passions partagées (David Hume et le 18e siècle)
L'attitude des hommes au cours des époques révolutionnaires est généralement paradoxale. D'une part, ils cherchent à rendre compte des changements qui s'opèrent devant les yeux et de mesurer l'ampleur de l'impact qu'ils auront éventuellement sur les relations sociales, économiques, politiques. D'autre part, afin de conserver une prise certaine sur les certitudes issues du passé, ils doivent en revanche opérer une certaine synthèse (au sens hégelien ou marxien du terme) des traditions narratives desquelles ils sont issus. Adam Smith (1723-1790), considéré après Marx comme le père du libéralisme économique et le théoricien du libre-marché représente probablement le mieux ce paradoxe.
Adolph von Menzel, Eisenwalzwerk (Moderne Cyklopen), détail, 1872-1875
Smith élabore son œuvre en plein cœur de la révolution industrielle naissante. La deuxième moitié du 18e siècle, particulièrement en Grande-Bretagne, vit l'émergence de ces transformations radicales dans l'organisation de la vie économique et Smith en est l'un des observateurs privilégié. Il ne faut pas oublier qu'il s'agit là que du début d'un processus qui trouve ses origines dans un mouvement historique initié à la Renaissance par le développement conjoint du commerce international, de la lente naissance de l'État-Nation et de l'émergence de la bourgeoisie, la "longue marche vers le capitalisme."1 Il publie les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations en 1776, y ayant consacré une dizaine années de travaux,2 soit à peu près au même moment où la machine à vapeur trouve ses premières applications industrielles3.
L'histoire en a fait un théoricien de génie d'une réalité qui n'était donc qu'à ses premiers balbutiements. À lire certains historiens de la pensée, il aurait à lui seul inventé la théorie de la célèbre "main invisible," c'est-à-dire le mécanisme auto-régulateur, de la division du travail et de la théorie de la valeur-travail. La réalité est moins simple, évidemment. Joseph Schumpeter, dans sa monumentale Histoire de la pensée économique a eu des mots très durs envers Smith, le considérant comme un auteur de second plan:
His very limitation made for success. Had he been more brilliant, he would not have been taken so seriously. Had he dug more deeply, had he unearthed more recondite truth, had he used more difficult and ingenious methods, he would not have been understood. But he had no such ambitions; in fact he disliked whatever went beyond plain common sense. He never moved above the heads of even the dullest readers. He led them on gently, encouraging them by trivialities and homely observations, making them feel comfortable all along.4
Schumpeter a en partie raison: le rôle de l'œuvre de Smith a été en grande partie de conforter la bourgeoisie naissante dans sa nouvelle position sociale en élaborant une synthèse puissante des idées alors largement partagées dans le monde intellectuel, notamment celui d'Écosse d'où il est issu. Sa place prépondérante dans l'histoire de la théorie politique et économique trouve écho dans ce mot de Delacroix: «Ce qui fait les hommes de génie, ou plutôt ce qu'ils font, ce ne sont point les idées neuves, c'est cette idée, qui les possède, que ce qui a été dit ne l'a pas encore été assez.»5
Cette position historique n'est pas anodine pour notre propos. le 18e siècle est non seulement celui des débuts de la révolution industrielle et de la révolution politique en France et aux États-Unis, c'est aussi, de manière concomitante, celle d'une révolution dans la pensée des arts et dans l'institutionnalisation du domaine artistique. L'esthétique, comme objet autonome de la pensée, reçoit son baptême en 1735: Baumgarten invente le mot dans ses Méditations philosophiques.6 Bien plus, c'est l'époque au cours de laquelle le statut de l'artiste et de l'œuvre acquiert un nouveau statut. Alors que la Renaissance (notamment florentine) avait vu la naissance de l'artiste intellectuel et créateur - s'opposant, ainsi, à l'artisan, manuel qui ne fait qu'appliquer des règles de production - les artistes (peintres, sculpteurs, architectes) du 18e siècle se perçoivent comme une classe à part, leur travail participant d'une quête qui s'oppose à l'utilité de leurs œuvres.
Bien plus, c'est en partie en opposition à l'industrialisme naissant qu'ils se définissent:
Pour poser la spécificité de leur produit par rapport au produit artisanal en même temps que par rapport au produit industriel, les artistes ont cherché à évacuer de leur propre pratique le facteur commun aux deux autres, à savoir le projet utilitariste: la théorie philosophique de l'art comme finalité sans fin justifiait leur survie.7
Cette double autonomisation, du discours esthétique comme du statut de l'œuvre d'art, est fondamentale pour comprendre la pensée économique libérale envers l'art et la culture. L'un des apports importants et durable d'Adam Smith est sa théorie de la valeur-travail. En opposition à ce qu'on a appelé les mercantilistes (les penseurs économiques de la Renaissance8) qui considéraient que la seule richesse économique était constituée des métaux précieux (or et argent), Smith et les libéraux affirment que la seule source de la richesse économique est le travail. Cette idée est proprement révolutionnaire et participe bien sûr de l'émergence de l'industrialisation. Politiquement, elle permet la justification de ce que Marx appellera l'exploitation du prolétariat (c'est-à-dire, littéralement, l'expropriation de sa force de travail, comme on exploite une mine d'or). Au plan de la pensée économique, cette vision nécessite l'intégration des processus de production industrielle pour rendre compte de l'évolution de l'ensemble de l'économie.
Dans le contexte où les artistes et leurs œuvres acquièrent une autonomie par rapport au produit industriel, mais dont le "produit" est tout de même la résultante d'un travail similaire aux artisans ou à l'ouvrier, Adam Smith, et les autres penseurs libéraux qui le suivront, se trouve devant un problème qu'il ne réussi pas à résoudre. D'une part, le travail de l'artiste est considéré comme non productif. D'autre part, les arts relèvent des loisirs et leur production ne crée pas de richesse (Richesse des nations, liv. II, chap. 3).
Élève de Francis Hutcheson (1694-1746), figure importante de la proto-histoire de l'esthétique, et fortement influencé par David Hume9 Smith, comme Hutcheson10, est intrigué par la demande pour les œuvres artistiques, puisqu'elles ne sont pas à proprement parler utiles: c'est essentiellement l'émulation et les effets de mode qui l'explique.11 Aux effets de mode sont conjugués la rareté des œuvres d'art. En ce sens, Smith préfigure le sociologue Thorstein Veblen qui au début du 20e siècle parlera de "consommation ostentatoire" - une consommation "inutile" (au sens pratique) mais qui permet à l'acquéreur de se positionner socialement:
With the greater part of rich people, the chief enjoyment of riches consists in the parade of riches, which in their eyes is never so complete as when they appear to possess those decisive marks of opulence which nobody can possess but themselves. In their eyes the merit of an object which is in any degree either useful or beautiful, is greatly enhanced by its scarcity, or by the great labour which it requires to collect any considerable quantity of it, a labour which nobody can afford to pay but themselves. Such objects they are willing to purchase at a higher price than things much more beautiful and useful, but more common. These qualities of utility, beauty, and scarcity, are the original foundation of the high price of those metals, or of the great quantity of other goods for which they can every-where be exchanged. (Wealth of Nations, pp. 190-91)
Face à l'activité économique "normale" - c'est-à-dire la production industrialisée de biens utiles, au sens pratique, à ceux qui les consomment - l'économie des œuvres d'art s'inscrit donc dans une logique qui semble être d'une nature différente. C'est là où la pensée de Smith fait encore une fois une synthèse remarquable des idées de son temps, y compris de l'éthique de Hume et de l'esthétique de Hutcheson.
Deux œuvres (sciemment?) méconnues de la vulgate libérale, la Théorie des sentiments moraux (1759) et l'essai posthume "On the Nature of that Imitation which takes place in what are called The Imitative Arts"12, proposent une vision du rôle civilisateur de l'art qui serait quasi hérétique pour nombre des penseurs libéraux qui suivront ses traces. Cette perspective s'appuie, notamment, sur le principe que le ciment des relations sociales est entre autres constitué de la sympathie qu'ont les hommes les uns envers les autres. On est loin ici de la caricature de l'homo œconomicus qui ne cherche qu'à maximiser son bien-être économique, bien-être garanti par la main invisible du marché.
[Je poursuivrai cette étude de Smith la semaine prochaine en me penchant sur sa vision morale des relations sociales au cœur desquelles les arts occupent une place fondamentale.]
Notes
- Michel Beaud (1981), Histoire du capitalisme de 1500 à nos jours, Paris: Seuil, 4e éd., 1990, pp. 16-56.
- Adam Smith (1776), An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Oxford: Clarendon Press, 1976, 2 vol.; trad. fr. par Germain Garnier, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris: Flammarion, 1991, 2 vol.
- James Watt, un des inventeurs de la machine à vapeur, ne commencera à véritablement l'appliquer à l'industrie qu'à compter de 1775. Cf. Patrick Verley (2010, La révolution industrielle, Paris: Gallimard, p.351.
- Joseph A. Schumpeter (1954✝), History of Economic Analysis, New York: Oxford University Press, p.185.
- Eugène Delacroix, Journal (1822-1863), éd. par A. Joubain, Paris: Plon 1996, 15 mai 1824, p.80.
- Alexander Gottlieb Baumgarten (1735), Meditationes philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus [Méditations philosophiques sur quelques aspects de l'essence du poème], Halae Magdeburgicae.
- Raymonde Moulin (1992), De la valeur de l'art, Paris: Flammarion, p.162.
- Cf. mon texte: Le paradis sur Terre.
- Cf. le texte précédent de cette série: Les passions partagées.
- Francis Hutcheson (1729), Enquête sur l'origine de nos idées de beauté et de vertu, éd. par A.-D. Balmès, Paris: Vrin, 1991.
- Adam Smith (1759), The Theory of Moral Sentiments, Oxford: Clarendon Press, 1976, p. 194-95.
- in Adam Smith (1795✝), Essays on Philosophical Subjects, Oxford: Clarendon Press, 1980, pp.176-209.
Commentaires