L'étude des arts et de la culture d'un point de vue économique possède un triple intérêt:
Artiste anonyme - Der Bilderhändler 19e siècle
- Elle permet de mettre en lumière le rôle des arts dans la société d'une manière particulière. La sociologie étudie de façon approfondie le rôle des arts et de la culture dans la structuration sociale, ainsi que la place et la signification du rôle de l'artiste. En revanche, l'analyse économique des arts se restreint généralement à une seule question: l'impact économique de la production culturelle et artistique et, corolairement, le rôle de l'État dans leur soutien à des fins de développement économique. Pourtant, la pensée économique offre d'autres points de vue qui apporte un éclairage particulier au fonctionnement et à la dynamique du milieu des arts: valeur et prix des œuvres, comportement des amateurs d'art, problématique du métier d'artiste, etc.
- Elle permet de faire des ponts entre deux sphères de l'activité humaine et d'en souligner les contradictions autant que les points communs. La créativité et l'innovation, par exemple, autant dans la production que dans la diffusion des œuvres artistiques a de tout temps influencé l'activité économique: technologies, marketing, etc. Étudier les dynamiques économiques des arts et de la culture permet de jeter des ponts entre les deux domaines du savoir et du savoir-faire humain.
- À l'inverse, les artistes ont de tout temps porté un regard particulier sur la société et l'économie qui permet de les appréhender à travers un prisme tout à fait différent de celui des économistes et des sociologues. Étudier les arts d'un point de vue économique c'est aussi (ou cela devrait l'être) une manière d'enrichir et de bonifier l'appareil intellectuel des sciences sociales.
Dans les 30 chroniques qui ont précédé celle-ci, publiées depuis janvier 2011, c'est ce dialogue que j'ai tenté d'établir entre les arts (visuels) et la pensée économique. J'entreprendrai, à compter de la semaine prochaine, une série de chroniques dédiées à l'histoire de la pensée économique des arts et de la culture.
Pourquoi? Parce que l'écriture de cette trentaine de textes a révélé certaines choses dont je connaissais l'existence, pour m'intéresser à la chose depuis une dizaine d'années, mais dont je ne mesurais pas l'importance.
Premièrement, malgré l'importance économique des arts et de la culture ("l'industrie culturelle"), il s'agit d'un secteur très peu étudié par ma discipline. On accorde une bien plus grande attention à d'autres branches de l'activité économique, parfois très pointues, malgré leur poids moindre dans notre économie (transport, agriculture, foresterie, par ex.). Ces spécialités sont beaucoup plus organisées institutionnellement, bénéficiant de nombre de revues universitaires, chaires et centres de recherche, associations professionnelles, etc. En comparaison, l'économie de la culture, quoique existante, est encore aujourd'hui largement sous-développée.
Deuxièmement, il est frappant de constater combien les réflexions théoriques sur les particularités économiques du secteur des arts et de la culture sont peu élaborées et ont peu évolué depuis fort longtemps. Je l'ai écrit à de nombreuses reprises, l'œuvre d'art représente un objet d'étude qui cadre mal dans le schéma analytique de la pensée économique: caractère unique et non industrialisé de l'offre auquel fait face une demande qui est largement déterminée par des considérations non utilitaristes. Autrement dit, l'économiste habileté à étudier le marché de la pomme de terre se trouve souvent dépourvu d'outils adéquats pour analyser celui de la sculpture ou de la danse contemporaine.
Finalement, il m'est apparu frappant de constater qu'il était difficile, voire impossible, d'élaborer une réflexion économique sur les arts sans avoir recours, d'une manière ou de l'autre, à une réflexion sur l'esthétique ou, à tout le moins, sur l'expérience esthétique. La manière dont on perçoit le rapport que nous avons aux arts et à la culture influence directement la vision économique que nous en avons.
Afin de faire la généalogie de cette état de fait, il m'est apparu intéressant de remonter aux origines du problème et d'en écrire l'histoire. Étonnamment, alors que l'histoire de la pensée économique foisonne d'études diverses et variées sur de nombreux aspects particuliers de notre discipline, il n'existe que très peu d'études consacrées à ce champ particulier.1
J'entreprendrai donc la semaine prochaine la publication d'une série d'une douzaine de chroniques qui débutera par l'Antiquité grecque. Ce faisant, je chercherai à répondre à certaines questions:
- Comment les penseurs de la chose sociale et économique définissent-il la création, les arts, la culture? Ma position à cet égard est claire: il y a une grande confusion et de nombreuses approximations en économie de la culture d'abord et avant tout parce qu'on analyse un ensemble de phénomènes par trop disparates: comment peut-on rendre compte de l'art performance, des arts plastiques/beaux-arts, de l'industrie du cinéma ou de l'édition avec les mêmes outils analytiques? Cela me paraît non seulement impossible, mais simpliste et inapproprié. Pourtant, c'est ainsi que les spécialistes de l'économie de la culture voient leur objet d'étude présentement: un vaste fourre-tout "culturel" où le jeu vidéo participe de la même logique que l'installation ou la danse. C'est, à l'inverse, emblématique du problème central qu'a eu la pensée sociale face aux arts: définir son objet.
- Cet objet étant défini (ou non) par les auteurs, il sera important, par la suite, de mettre en lumière le problème économique des arts et la culture. Quelles sont les particularités du marché des arts, de l'organisation de sa production et de la demande pour les œuvres d'arts et la culture? En quoi diffèrent-elles, ou non, selon les grands auteurs, des autres aspects de la vie économique?
- Ce faisant, ces auteurs accordent-ils un rôle particulier aux arts et à la culture dans l'ensemble de l'économie? Plus spécifiquement, quels liens entretiennent-ils avec l'innovation, le développement économique et social et le bien-être économique? Quel est le rôle des diverses institutions dans leur développement (État, mécénat, encans, salons et foires, écoles, etc.)?
Comme les autres sciences sociales, la science économique ne s'est institutionnalisée qu'à la fin du 19e siècle et cette institutionnalisation n'a acquis sa maturité qu'autour de la deuxième guerre mondiale. C'est donc dire qu'avant cela, la pensée économique se présente sous la forme d'un dialogue entre de grands auteurs qui se penchaient également sur d'autres questions, de la philosophie morale à la médecine en passant par l'histoire, la démographie ou, bien sûr, la politique. C'est en quelque sorte à témoigner de ce dialogue entamé par Platon et Aristote que je vous convie au cours des prochaines semaines.
Notes
- Ironiquement, l'histoire de la pensée économique (qui est, incidemment, ma spécialisation universitaire) est une branche de la discipline fort développée depuis plus de 40 ans, possédant revues universitaires, associations, cours obligatoires, centres et groupes de recherche, etc. - une branche davantage développée que celle de l'économie de la culture. Un des seuls textes existants sur l'histoire de la pensée économique des arts est: Craufurd Goodwin (2006), "Art and culture in the history of economic thought" in: Victor A. Ginsburgh et David Throsby, dir., Handbook of the economics of art and culture, Amsterdam: Elsevier, vol. 1, pp. 25-68. Cette synthèse, de plus, se consacre uniquement à l'histoire depuis le milieu du 18e siècle.
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