NB: Cette chronique est la troisième d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture; présentation du projet ici.
L'étude de l'histoire de la pensée économique des arts et de la culture doit accorder une très large place à David Hume (1711-1776) pour plusieurs raisons fondamentales. Il est l'un des rares philosophes à avoir influencé de manière importante à la fois l'histoire des idées sur un si grand nombre de sujets: épistémologie, éthique, politique mais aussi esthétique et économie. Si l'on considère Adam Smith comme le père du libéralisme politique et économique et le fondateur de la science économique comme champ d'étude autonome (il a publié des la Richesse des nations, son œuvre maîtresse, l'année de la mort de Hume), Hume, ami et maître à penser de Smith, doit en être considéré comme le grand-père. Son influence prépondérante sur la pensée politique et économique perdure depuis 250 ans.
Alan Ramsey, Portrait of David Hume (1711-1776), Historian and Philosopher» (1766)
David Hume est né à Édimbourg, qui allait être considérée "l'Athènes du Nord", au début du siècle des Lumières qu'il allait profondément influencer (il séjournera sur le continent où il se liera d'amitié avec les encyclopédistes, hébergera Rousseau en exil et influencera fortement Kant). Il rédige le Traité de la nature humaine au tout début de sa vingtaine (il en complète la rédaction en 1737, à l'âge de 26 ans et publie, anonymement, les premier tomes en 1739), l'ouvrage qui demeurera son principal apport à l'histoire des idées.
Que son magnus opus s'intéresse d'abord à la connaissance de l'homme (avant, donc, l'étude de la société ou de toute autre question) n'est pas innocent. Le sous-titre du Traité est "Un essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux."1 Avant de comprendre quoi que ce soit, il est nécessaire de comprendre la nature du raisonnement humain, autrement dit une théorie de la connaissance doit nécessairement précéder toute science de la morale et du social. Le sous-titre n'est rien d'autre qu'un programme, voire un manifeste: Hume pousse à l'extrême l'empirisme hérité de Hobbes, Locke et Berkeley à un niveau de cohérence qui ne sera plus jamais atteint, si l'on en croit Bertrand Russell: "He represents, in a certain sense, dead end: in his direction, it is impossible to go further."2 La connaissance de l'entendement humain permet toutes les connaissances:
'Tis evident, that all the sciences have a relation, greater or less, to human nature; and that however wide any of them may seem to run from it, they still return back by one passage or another. Even Mathematics, Natural Philosophy, and Natural Religion, are in some measure dependent on the science of MAN; since the lie under the cognizance of men, and are judged of by their powers and faculties. 'Tis impossible to tell what changes and improvements we might make in these sciences were we thoroughly acquainted with the extent and force of human understanding, and could explain the nature of the ideas we employ, and of the operations we perform in our reasonings. And these improvements are the more to be hoped for in natural religion, as it is not content with instructing us in the nature of superior powers, but carries its views farther, to their disposition towards us, and our duties towards them; and consequently we ourselves are not only the beings, that reason, but also one of the objects, concerning which we reason. (Treatise, p.xv)
Empiriste, son projet, comme l'indique le sous-titre de son ouvrage, est d'appliquer la méthode expérimentale, newtonienne, dans les "sciences morales" - autant l'éthique que l'esthétique ou l'étude de la société. Cette philosophie s'inscrit ainsi dans l'expérience que chacun peut faire de sa propre pensée: c'est l'expérience qui a autorité. Son enquête visera donc à déterminer quelles sont les limites du pouvoir de l'entendement humain. Radicalisant la position de Locke, Hume affirme que les matériaux sont les impressions (perceptions vives) et les idées (perceptions faibles, composition de plusieurs impressions à l'aide de l'imagination). Cette vision est fondamentale: Hume nie toute existence a priori des idées, pur produits de notre entendement et de notre imagination construites sur l'expérience empirique.
L'une des conséquences de cette vision est qu'il n'existe pas de causalité (conceptualisation a priori, donc inexistante): l'expérience de l'habitude seule nous fait imaginer qu'il existe un lien causal entre des événements que nous percevons par les sens. Ainsi, selon la célèbre formule, il est impossible de démontrer que le soleil se lèvera demain matin: ça n'est que l'habitude de voir le soleil se lever qui nous permet de l'affirmer. Cet empirisme radical réveillera Kant de son "sommeil dogmatique"3 et fondera non seulement toute la philosophie éthique, politique et esthétique de Hume mais se présente comme un pivot entre l'histoire des idées avant et après Hume.
Dans cette perspective, l'homme est guidé par ses passions, fondées sur ses perceptions. La raison n'est que l'esclave des passions; l'action n'est pas liée à la raison, mais aux seules passions:
Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse de me ruiner complètement pour prévenir le moindre malaise d’un Indien ou d’une personne complètement inconnue de moi. Il n'est pas davantage contraire à la raison que je préfère, même en connaissance de cause, un moindre bien à mon plus grand bien, et que j'éprouve une affection plus ardente pour le premier que pour le second.4
La passion gouvernant l'action des hommes fondera nécessairement sa théorie politique: cet empirisme radical nie toute possibilité d'une éthique démonstrative - il s'oppose, ainsi à Locke et Malebranche et poursuit le projet de Hobbes et récusera donc toute notion de contrat social rationnel. Être passionnel, l'homme n'est en société que par les exigences de la survie. Il n'y a pas d'ordre social à préserver, mais un désordre à maîtriser. Le bien moral qui fonde l'action politique est ce qu'on doit faire et ne peut être découvert par la raison. Mais notre inclinaison, notre plaisir passionnel, n'est pas égoïste, puisqu'on peut être incliné à l'action par les objets qui sont agréables aux autres. Il y a chez Hume une notion de sympathie fort importante dans la constitution de la société politique (qui sera reprise, d'ailleurs, par Adam Smith). La vie en société requiert la communication, et donc une référence commune aux actions morales. Le point de vue moral que nous adoptons pour nos actions est celui qui se rapproche de nos concitoyens.
Cet appel, très fort, à la tolérance s'accompagne donc nécessairement d'une méfiance envers tout projet social rationnel. Les théories du contrat social relevant, pour Hume, de fictions destinées à justifier un système politique basé en réalité sur un rapport de force. Il s'opposera donc au droit naturel fondé sur des lois de la nature par définition inexistantes dans son système. Ainsi, la première loi de la nature des contractualistes, l'inviolabilité de la propriété, n'a comme fondement que l'expérience répétée de l'inconvénient du viol de ce droit. Dans ce contexte, l'homme, pour Hume, ne participe pas d'une logique du droit contractuel, mais est le résultat de sa propre histoire. On ne peut être plus éloigné, comme l'a souligné Deleuze, de l'homo œconomicus de la théorie néolibérale.5
Les "jugements de goûts," l'esthétique, participera de la même logique, incidemment: "The sentiments of men often differ with regard to beauty and deformity of all kinds, even while their general discourse is the same."6 En cohérence avec l'ensemble de son système, l'esthétique de Hume récuse toute notion du beau innée - notre appréciation de la beauté ne relève de rien d'autre que de l'expérience subjective.7 L'appréciation esthétique ne se basant que sur l'expérience individuelle, son "standard" - i.e. ce qui est partagé entre les hommes comme participant de ce qu'est l'art - s'élabore également par le partage contextuel et historique d'appréciations semblables, comme c'est le cas du jugement moral qui fonde le politique. Autrement dit, le jugement éthique et le jugement esthétique participent de la même logique empiriste.
Guidés par leurs passions, constitutives de la raison commune et historique, en quelque sorte, les hommes font (ou doivent faire) évoluer leurs sociétés dans un sens consensuel et guidé par la liberté et la tolérance. L'ensemble de sa théorie économique poursuit les discussions mercantilistes dont j'ai parlé dans ma dernière chronique et considère, donc, que l'enrichissement économique d'une nation se base sur la quantité de métaux précieux qu'elle est en mesure d'accumuler. Cette enrichissement n'est toutefois possible, selon la théorie de Hume que dans la mesure où les hommes et les nations sont libres de commercer. Il est l'un des premier à démontrer que le commerce international n'est pas un jeu à somme nulle et milite ainsi farouchement pour le libre-échange entre les nations. Seul ce libre-échange, à ses yeux, peut permettre l'accroissement des richesses, donc la croissance économique.
Les êtres passionnels que nous sommes permettent cet enrichissement, non par un bête égoïsme, comme nous l'avons vu, mais par la sympathie qui existe entre les hommes, leurs passions partagées en quelques sorte. Car, dans la vision de Hume, le développement économique des nations n'est pas causé que par des principes purement économiques, mais aussi par le désir des hommes de développer les sciences et les arts, qui permettent, eux aussi, l'épanouissement de l'homme et de la société.8
Dans un essai intitulé "Du raffinement dans les arts", il écrit:
Another advantage of industry and of refinements in the mechanical arts, is, that they commonly produce some refinements in the liberal; nor can one be carried to perfection, without being accompanied, in some degree, with the other. The same age, which produces great philosophers and politicians, renowned generals and poets, usually abounds with skilful weavers, and ship-carpenters. We cannot reasonably expect, that a piece of woollen cloth will be wrought to perfection in a nation, which is ignorant of astronomy, or where ethics are neglected. The spirit of the age affects all the arts; and the minds of men, being once roused from their lethargy, and put into a fermentation, turn themselves on all sides, and carry improvements into every art and science. Profound ignorance is totally banished, and men enjoy the privilege of rational creatures, to think as well as to act, to cultivate the pleasures of the mind as well as those of the body.9
À ses yeux, "l'industrie, la connaissance et l'humanité sont reliés entre eux par une chaîne indissoluble."10
La passion gouvernant l'action en société, commune aux hommes libres la constituant, donne naissance tant aux arts, aux sciences, à l'industrie qu'au sens moral et politique qu'au partage de l'expérience esthétique. Hume offre ainsi une vision de notre vie en société qui basera l'essentiel des discussions de la philosophie sociale occidentale pour les deux siècles et demi à venir.
Notes
- David Hume, A Treatise of Human Nature: Being An Attempt to introduce the experimental Method of reasoning into Moral Subjects, éd. par L. A. Selby-Bigge, Oxford: Clarendon Press, 2e éd., 1978.
- Bertrand Russell (1945), A History of Western Philosophy, New York: Simon & Schuster, 1972, p.659.
- Immanuel Kant (1783), Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science, Paris: Vrin, 1968, p.13: "Je l’avoue franchement: ce fut l’avertissement de David Hume qui interrompit d’abord, voilà bien des années, mon sommeil dogmatique et qui donna à mes recherches en philosophie spéculative une tout autre direction."
- "'Tis not contrary to reason to prefer the destruction of the whole world to the scratching of my finger. 'Tis not contrary to reason for me to chuse my total ruin, to prevent the least uneasiness of an Indian or person wholly unknown to me. 'Tis as little contrary to reason to prefer even my own acknowledgeed lesser good to my greater, and have a more ardent affection for the former than the latter. " Hume, Treatise, livre II, section 3, p.416 (trad.: Jean-Pierre Cléro in Dissertation su rles passions - Traité de la nature humaine, livre II, Paris: Flammarion, 1991, p.272).
- Gilles Deleuze (1953), Empirisme et subjectivité: Essai sur la nature humaine selon Hume, Paris: Presses universitaires de France, 5e éd., 1993.
- David Hume (1777), Essays: Moral political and litterary, éd. par Eugene F. Miller, Indianapolis: Liberty Press, p.227 ("On the standard of taste").
- Je fais ici l'économie des développements limpides de Hume à ce sujet (cf. l'essai cité dans la note précédente).
- Cf. W.W. Rostow (1990), Theorists of Economic Growth form David Hume to the Present, New York: Oxford University Press, pp.32-33.
- Hume, Essays, op.cit., p. 270-71.
- Ibid., p. 271: "Thus industry, knowledge, and humanity, are linked together by an indissoluble chain, and are found, from experience as well as reason, to be peculiar to the more polished, and, what are commonly denominated, the more luxurious ages."
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