NB: Cette chronique est la deuxième d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture; présentation du projet ici.
La Renaissance était un projet révolutionnaire et politique. Si le terme "Renaissance" pour désigner la période historique que l'on connait a vu le jour dans la première moitié du 19e siècle sous la plume de Michelet, c'est qu'elle servait un dessein politique: celle de démontrer la grandeur des acteurs de la Renaissance à dépasser les temps sombres et barbares du Moyen Âge.
Josse Leferinxe, St. Sebastian bittet für die Pestopfer, 1497-1499
On sait maintenant que ni le Moyen Âge ni la Renaissance (pas plus que n'importe quelle périodisation arbitraire de l'histoire) ne constituent des blocs monolithiques et homogènes, tant au point de vue de la pensée, des arts que de l'organisation politique.1 Il n'en demeure pas moins que de la première moitié du 14e siècle à la fin du 16e, plusieurs bouleversements ont transformé radicalement le paysage institutionnel et intellectuel européen. Ces nombreux bouleversements graduels donneront naissance à l'organisation du capitalisme bourgeois tel qu'il sera tant perçu que conçu par les penseurs du libéralisme à compter du 18e siècle.2
Ce sont eux qui stigmatiseront les caractéristiques économiques de cette époque sous le vocable de mercantilisme - terme inventé par Mirabeau dans L’Ami des hommes en 1756 pour désigner l'idéologie de l'enrichissement du commerce. De fait, les 15e et le 16e siècles voient l'essor formidable de l'activité marchande en Europe. L'émergence des États-Nations rend nécessaire leur enrichissement pour asseoir leur pouvoir et établir un nouvel équilibre face à la puissance de l'Église parallèlement au lent effritement de l'organisation féodale du politique. Après une longue période où l'activité économique se concevait de manière statique et stable émerge une vision dynamique et sécularisée du commerce et de la production des biens.
L'internationalisation européenne et la concurrence des nouveaux États-Nations, ensuite propulsées par l'exploitation des ressources du Nouveau Monde, s'accompagnent de nombreuses innovations qui les accélèrent: la comptabilité en partie double et la généralisation de l'utilisation de la lettre de change (qui donnera naissance à la monnaie scripturale et fiduciaire telle que nous la connaissons aujourd'hui et permet le prêt à intérêt) assoient, notamment, la puissance des marchands et permettra l'émergence de la bourgeoisie citadine.
Ce faisant, les propagandistes de la Renaissance (qui "inventent" en quelque sorte le Moyen Âge et la vision que la culture populaire en retient encore aujourd'hui d'une période sombre ayant renié la rationalité et la grandeur de l'Antiquité) appuieront la diffusion des idées du mercantilisme. On peut caractériser ce dernier (sinon caricaturer) par la logique suivante: le pouvoir du prince s'appuie sur sa richesse; la richesse d'un pays est constituée de métaux précieux; les métaux précieux s'acquièrent par le commerce ou l'exploitation de ses sources (expéditions au Nouveau Monde); donc pour assurer le développement du pouvoir du Prince, il faut exporter des biens fabriqués et n'importer que des matières premières.
Cette doctrine qui peut paraitre simpliste était doublement révolutionnaire: (a) pendant des siècles la scolastique condamnait le commerce et le prêt à intérêt; la richesse économique se base dans les faits comme dans les idées sur la terre; (b) parallèlement, l'Église contrôle systématiquement le pouvoir politique dans le système féodale et possède une large portion des terres agricoles. Les propagandistes de la Renaissance culturelle européenne s'opposeront comme ceux du mercantilisme économique à ces deux volets de la mainmise quasi universelle de l'Église sur la vie sociale.
Mais contrairement à ce qu'eux-mêmes et les républicains du 19e siècle ont voulu laisser croire, leurs combats n'étaient pas motivés par de purs idéaux humanistes. La Renaissance comme projet politique cherchait avant tout à assurer l'essor et le développement du pouvoir des États-Nations naissants en s'opposant au pouvoir de la papauté. L'intention de Pétrarque (1304-1374), l'un des plus efficaces initiateurs de cette lutte "était délibérément politique, et sa démarche s'inscrivait dans un véritable combat"3 contre la papauté d'Avignon, en dénigrant le Moyen Âge et en portant aux nues les réalisations de l'Antiquité romaine. Boccace (1313-1375), son complice dans cette entreprise de propagande, dépeint dans le Décaméron, par exemple, la décadence morale et politique des mœurs médiévaux avec cet objectif en tête. La revendication de la sécularisation de la vie sociale prônée par l'humanisme et l'invention de l'individualisme avant la lettre constituera donc un véritable projet politique contre l'Église centralisatrice et universaliste au profit du pouvoir politique et économique des princes.4
Il s'agit donc d'un projet politique, d'une propagande: contre le Moyen Âge et l'Église et en faveur des nouveaux détenteurs du pouvoir.5 On s'éloigne ainsi largement d'une vision utopique d'un humanisme qui favorise le développement urbain des savants et des artistes appuyés par la bourgeoisie naissante. Dans un ouvrage classique remarquable, Martin Warnke soutien que l'artiste doit son statut et son individuation à la Renaissance - qui perdurera et fondera, en quelque sorte, la vision que la modernité en a - au pouvoir des princes et non de la bourgeoisie, contrairement à ce que les propagandistes de la Renaissance soutenaient.6 Pour Warnke et Erwin Panofsky7, la liberté naissante de l'artiste face à la société et à la religion émerge donc grâce au pouvoir des princes.
Cette interprétation permet de situer l'œuvre singulière d'un penseur qui l'était tout autant, Bernard de Mandeville (1670-1733), auteur de la Fable des abeilles (1705),8 un poème satirique suivi d'un long commentaire qui cherche à démontrer que des "vices" privés (par exemple, la consommation, la recherche des plaisirs, etc.) émergent le bien public (le sous-titre de son ouvrage est tout simplement: vices privés, bénéfices publics): "C’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie."9 Précurseur du libéralisme politique et économique mais surtout de la pensée libérale en économie, l'œuvre de Mandeville aura une non seulement une influence durable sur la pensée sociale et économique (anglo-saxonne) mais constitue un condensé de la transformation de la société et de la pensée dont les propagandistes de la Renaissance ont fait leur projet politique, particulièrement au regard du rôle social des artistes.
D'une part, il met en lumière le rôle des passions individuelles dans la "demande" - pour utiliser un vocable actuel - des œuvres d'art. Avant que la pensée économique ne s'autonomise tranquillement avec les grands penseurs libéraux, au premier chef d'entre eux, Adam Smith, les penseurs de la chose économique cherchaient à comprendre les passions qui motivaient les individus envers les choses matérielles.10 Le développement économique trouve donc sa source, pour Mandeville, dans des passions qui ne sont rien d'autre que des vices: envie, fierté, convoitise, rivalité, imitation, flatterie, etc. (op. cit., vol.1, p.184). Ces "vices" de l'individu l'entraineront à désirer les possessions qui le hisseront socialement:
The worldly-minded, voluptuous and ambitious man, notwithstanding he is void of merit, covets precedence every where, and desires to be dignify'd above his betters: He aims at spacious places, and delicious gardents; his chief delight is in excelling others in stately horses, magnificent coaches, a numerous attendance, and dear-bought furniture (...) His table he desires may be served with many courses, and each of them contain a choice variety of dainties not easily purchased, and ample evidences of elaborate and judicious cookery; while harmonious musick and well couched flattery entertain his hearing buy turns. (op. cit., vol.1, p.148).
Cette recherche de l'émulation sociale, qui trouvera écho au 20e siècle dans le concept de "consommation ostentatoire" du sociologue Thorstein Veblen, motive la consommation des œuvres d'art.
En revanche, la production des œuvres d'art et leur valeur seront à la fois déterminées par les mêmes ressorts psychologiques que ceux qui incitent les individus à les posséder mais Mandeville leur accordera la capacité à moduler les passions et donc, en quelque sorte, à contribuer à réguler les rapports sociaux. Appuyés aux pouvoirs mercantiles des puissants, les artistes doivent, pour survivre, vivre et s'assurer de la diffusion de leur œuvre, intégrer la logique mercantiliste. La valeur économique de leur travail se trouve directement liée au statut de leurs possesseurs:
The value that is set on paintings depends not only on the name of the master and the time of his age he drew them in, but likewise in a great measure on the scarcity of his works, and what is still more unreasonable, the quality of the person in whose possession they are as well as they have been in great families. (ibid., vol.1, p.326)
Toutefois, la valeur fondamentale, profonde, des œuvres d'art ne saurait, dans la philosophie politique de Mandeville, faire oublier qu'elle constitue également une avenue aux mœurs individuelles vertueuses et, partant, à une vie sociale meilleure:
What gentle touches, what slight and yet majestick motions are made use of to express the most boisterous passions. As the subject is always lofty, so no posture is to be chosen but what is serious and significant as well as comely and agreeable; should the actions there be represented as they are in common life, they would ruin the sublime, and at once rob you of all your pleasure. (ibid., vol.2, p.37).
La tension présente dans la Fable des abeilles illustre à mon sens la tension que la pensée mercantiliste de la Renaissance met à jour et qui traversera l'ensemble de la pensée économique des arts jusqu'à nos jours. Cette tension, déjà présente dans l'opposition des visions de Platon et d'Aristote, ne sera jamais véritablement résolue. Comment, en effet, concilier le rôle civilisateur et noble de l'art avec une valeur économique des œuvres déterminées par des passions privées? La pensée économique mercantiliste, au service de la grandeur de l'État-Nation du Prince peine à distinguer le rôle de l'art comme richesse vecteur de pouvoir politique du rôle du pouvoir politique comme garant du développement des arts, facteurs de vertus humanistes et civilisatrices. Question actuelle, s'il en est. Ramener le paradis sur terre, comme l'ont désiré les humanistes et les princes de la Renaissance, implique également la présence de l'enfer dans les affaires humaines.
Post-scriptum. Il est évidemment présomptueux de synthétiser en 2000 mots des courants de pensée et des bouleversements politiques et économiques dont l'étude a donné lieu à des milliers d'ouvrages aux thèses contradictoires. Le lecteur sera indulgent envers les nombreux raccourcis que j'ai pris ici.
Notes
- Jacques Heers propose une synthèse de ces questions dans Le Moyen Âge, une imposture, Paris: Perrin, 1992.
- Cf. Michel Beaud (1981), Histoire du capitalisme de 1500 à nos jours, Paris: Seuil, 4e éd., 1990.
- Heers, op. cit., p. 49.
- Cf. Anthony Grafton (1991), "Humanism and political theory," in J.H. Burns et Mark Goldie, dir., The Cambridge History of Political Thought, Cambridge University Press, pp. 9-29.
- "La conviction d'un renouveau et ce jugement de valeur porté sur les œuvres ne furent en aucune façon le fruit d'un consensus, d'une prise de conscience collective lentement mûrie au cours des années en différents milieux sociaux. Tout au conraire, l'idée fut énoncée puis divulguée par quelques écrivains, personnalités certes remarquables mais qui ne représentaient qu'eux-mêmes ou tout au plus un cercle relativement étroit. Tout a commencé en Italie et précisément dans un petit roupe d'amis liés par des intérêts communs et par un service de cour, en l'occurence celle de Naples" (Heers, op. cit., p.46)
- Martin Warnke (1999), L'artiste et la cour: Aux origines de l'artiste moderne, Paris: Maison des Sciences de l'Homme. Sophie Cassagnes, dans une étude sur le développement des beaux-arts au nord de l'Europe soutient par contre la thèse inverse: D'art et d'argent: les artistes et leurs clients dans l'Europe du Nord (XIVe-XVe siècles), Presses universitaires de Rennes, 2001.
- Erwin Panofsky (1960), Renaissance And Renascences In Western Art, New York: Westview Press, 1972.
- The Fable of The Bees: or, Private Vices, Public Benefits (1705), Indianapolis: Liberty Press, 1988, 2 vol.; on en trouve une traduction française sur le site de la Bibliothèque nationale de France.
- Traduction tirée du lien de la note 8; texte original (p.26):
- THUS Vice nurs'd Ingenuity,
- Which join'd with Time and Industry,
- Had carry'd Life's Conveniencies.
- Voir à cet égard le remarquable ouvrage de Albert O. Hirschman (1977), Les passions et les intérêts: Justifications politiques du capitliasme avant son apogée, Paris: Presses universitaires de France, 1980.
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