NB: Cette chronique est la première d'une série de réflexions que je consacre à l'histoire de l'économie politique des arts et de la culture; présentation du projet ici.
Dans l’organisation idéale de la vie politique, telle que décrite dans La République, Platon exclut les poètes de la Cité. Ces ouvrages « plus ils sont poétiques, moins il convient de les laisser entendre à des enfants et à des hommes qui doivent être libres » (République III, 387a).1 Cette prise de position drastique démontre l’extrême importance politique qu’accorde Platon à la poésie. Si elle se contentait d'être un art innocent, elle ne serait pas bannie de la Cité. Manifestement la poésie est dangereuse et potentiellement politiquement subversive.
Raphaël, L’École d'Athènes, 1510
Le passage cité laisse sous entendre que la poésie restreindrait de quelque manière la liberté des hommes. Quel pouvoir Platon confère-t-il à la poésie, quel rôle primordial joue la parole, l'imaginaire et les œuvres de l'esprit dans l'organisation politique? Ces questions posées par Platon s'inscrivent dans le cadre général de sa philosophie et illustrent une partie d'une dichotomie qui l'opposera à son élève Aristote, laquelle dichotomie reviendra comme un leitmotiv dans l'ensemble de l'histoire de la pensée politique et économique des arts et de la culture.
Bien que les deux grands philosophes de la fin de l'âge classique hellénique n'aient pas explicitement élaboré une théorie économique des arts, l'héritage de leur pensée, y compris à ce niveau, sera durable.
Platon voit le jour en 427 avant notre ère à une époque de grands troubles politiques, au cœur de la Guerre du Péloponnèse (entre Athènes et Sparte), qui durera plus de 25 ans, malgré la paix de Nicias, et se terminera par l'établissement de l'oligarchie des Trente tyrans en 404. L'année suivante, Thrasybule rétablit la démocratie – mais l'ère glorieuse de la démocratie athénienne du temps de Périclès est bel et bien révolue. Platon a alors 24 ans. Athènes, au cours de cette guerre a perdu le tiers de sa population, victime de la peste. Son maître Socrate, qui a lui 66 ans, a connu sa période la plus active dans cette époque de dévastation et sera condamné à mort quelques années plus tard, en 399.
C'est donc dire que Platon rédige ses ouvrages les plus fameux au cœur d'une période très trouble de l'histoire d'Athènes et réfléchit à son organisation politique idéale alors qu'elle connaît son déclin, qui sera scellé par l'avènement au pouvoir de Philippe II de Macédoine en 359, douze ans avant la mort de Platon. Il serait présomptueux de soutenir que l'idéalisme platonicien et son penchant quasi obsessionnel à bannir de l'organisation politique tout ce qui pourrait en corrompre la perfection de l'équilibre s'explique uniquement par le contexte historique dans lequel il a vécu. Cependant, au moment où nous vivons de profonds bouleversements sociaux et de remises en question radicales de notre manière de vivre ensemble, les échos de l'Antiquité grecque me semblent particulièrement parlant pour nous.
La théorie des Idées (les universaux) de Platon suppose des essences immatérielles, éternelles et immuables. Ces Idées existent de manière objective, puisque l'ensemble du réel leur est soumis. Ainsi, il existe une multitude de chats, mais l'idée du chat, accessible par l'intellect, existe et nous permet de reconnaître que chaque chat individuel est membre de cette espèce. La triade du Beau, du Bien et du Vrai se situe, en quelque sorte, au sommet de l'édifice des universaux. Ainsi, l'idée du Beau est présente dans la chose belle. Cette chose belle, nous pouvons l'admirer grâce à nos sens – nous en avons donc une connaissance sensible. Mais seule la philosophie nous permet d'atteindre l'universel du Beau. La connaissance sensible sera toujours imparfaite par rapport à ces universaux. Dans cette vision des choses, les représentations artistiques ne sont que des pâles copies de l'idéal de beauté. Ainsi, la peinture est un art d'imitation, formule fort péjorative pour Platon. De même, la poésie ne cherche qu'à imiter et, potentiellement, à pervertir les idéaux. C'est la base de la condamnation platonicienne: il n'y a pas, chez l'auteur de l'œuvre d'art, de véritable connaissance (philosophique), mais seulement un talent à produire une imitation grossière: "L'imitateur n'a donc ni science, ni opinion droite touchant la beauté ou les défauts des choses qu'il imite" (République, 602a).2
Il en est de même de la justice: ce que Platon présente dans La République, c'est l'organisation politique idéale, utopique, qui permette aux hommes de s'approcher de cet idéal. Or l'idéal politique platonicien est un communisme qui cherche à assurer le plus grand équilibre possible entre les membres de cette Cité parfaite. Le droit de propriété matérielle n'est accordé qu'à la classe inférieure des producteurs de biens nécessaire à la subsistance quotidienne. Les deux autres classes – les magistrats, c'est-à-dire les philosophes et les gardiens, c'est-à-dire la police – n'y a pas accès, occupés qu'ils doivent être à des tâches plus nobles. La recherche de la vérité et assurer l'équilibre de la vie politique pour les premiers et le contrôle de la vie publique pour les seconds. Autrement, l'organisation sociale est assurée par la communauté de biens et le partage égalitaire de la richesse économique (notamment terrienne).
Dans ce contexte, les arts d'imitation n'ont pas leur place. De fait, les arts visuels (les beaux-arts) n'ont pas leur place dans la liste des "arts libéraux." Ils sont considérés, dans toute l'histoire de l'Antiquité grecque, comme un savoir technique, un savoir-faire, et l'idée même de création ou d'inspiration artistique n'existe tout simplement pas.3 Le mépris apparent de Platon pour les arts s'inscrit dans cette réalité culturelle et se double donc de sa vision philosophique. Les arts doivent avoir une place très limitée dans la Cité car au mieux ils ne représentent qu'un simulacre du Beau (que l'on ne peut connaître que par l'exercice de la philosophie) et au pire ils corrompent les hommes en les berçant d'illusions fausses. L'organisation politique idéale doit viser ultimement la recherche philosophique du Beau, du Bien et du Vrai et l'on proscrit tout ce qui l'en détourne. Le communisme économique de Platon s'articule à la même logique: la recherche de la jouissance matérielle dévie l'attention des hommes de leur finalité ultime.
Le contexte historique y est pour beaucoup: la déchéance d'Athènes, comme celle de nombreuses civilisation, s'accompagne ou est partiellement causée par des luttes fratricides stimulées par l'appât du gain et du pouvoir. L'édifice théorique des universaux platonicien répond en partie à ces dérives en proposant une utopie transcendant la vie quotidienne. La connaissance sensible, imparfaite et condamnable s'accompagne de la jouissance futile et encore plus condamnable des arts d'imitation. Il serait, bien évidemment, encore moins envisageable de les posséder!
En revanche, Aristote, élève de Platon né en 384 alors que ce dernier a 43 ans et est au sommet de son art (il a écrit ses grands dialogues de maturité entre 385 et 370) propose une vision esthétique et politique à toutes fins pratiques à l'opposé de celle de Platon. L'autre figure majeure de la philosophie athénienne a une vision "scientifique" des choses, et particulièrement de la chose artistique. Il envisage les arts (particulièrement la littérature dans sa Poétique) du point de leur réalité effective, tels qu'ils existent. Si Aristote ne perçoit pas les "arts d'imitation" avec le mépris conséquent de la philosophie platonicienne, c'est que sa vision philosophique ne condamne pas la connaissance sensible comme celle de Platon. Les sens sont, pour Aristote, une porte d'accès à la connaissance. D'autre part, dans sa vision, les arts ne reproduisent pas, ne copient pas la réalité, mais les reflètent. Les arts empruntent au réel "pour donner naissance à un objet qui est neuf: un être de fiction. Elle traite du possible, non de l'existant. Cet art de la mimêsis a pour fin non le vrai, comme l'histoire, mais le vraisemblable. La mimêsis est donc fabrication; elle imite la nature en ce sens qu'elle produit comme la nature, répète son processus."4
C'est donc dire que la jouissance des œuvres d'art, de la beauté immanente, ne trouve pas de condamnation aux yeux d'Aristote. Au contraire, elle constitue une partie de la vie souhaitable. Laquelle vie souhaitable en société s'appuie, comme chez Platon, dans l'accomplissement moral de ses membres. Mais contrairement à Platon, qui voit dans la Cité une organisation politique qui tende vers l'idéal de justice et de vérité, un universel appliqué au particulier, Aristote base sa réflexion sur les éléments constitutifs du politique: l'individu, puis la famille. L'ordre intérieur de l'État s'appuie, pour Aristote, sur celui de la famille, lequel s'appuie à son tour sur un principe élémentaire: la propriété privée et la jouissance des possessions personnelles. L'opposition d'Aristote à Platon sur le plan politique se fonde donc à la fois sur les qualités et les vertus de l'expérience sensible (dans la recherche de la vérité comme de la vie juste) et sur les conditions de l'équilibre social. On peut en déduire, en tournant un peu les coins ronds, que la jouissance procurée par l'expérience esthétique et la possession des œuvres d'art est souhaitable à l'épanouissement des citoyens dans la vision aristotélicienne.
Si ni l'un ni l'autre des deux philosophes n'aborde explicitement le rôle économique de l'art (encore une fois, en grande partie parce que l'art, et particulièrement les beaux-arts, n'a pas de statut institutionnel dans leur contexte historique), il est tout de même permis de conclure que la dichotomie de leurs visions perdurera et teintera la suite de l'histoire de la pensée économique des arts. Les auteurs qui se pencheront directement et explicitement sur la question à partir de la Renaissance prendront position sur les questions posées par Platon et Aristote:
- Qu'est-ce que l'Art du point de vue de la société politique? Est-il une porte d'accès à la connaissance universelle ou plus prosaïquement l'objet d'une jouissance esthétique souhaitable (ou non)?
- Quel rôle peut-on ou doit-on assigner aux artistes dans l'organisation sociale? Sont-ils des corrupteurs potentiels de l'ordre social ou, au contraire, des éléments permettant de fortifier les liens sociaux?
- En quoi, compte tenu de la réponse aux deux questions précédentes, les arts et la culture contribuent-ils au développement économique et politique de la société? Et, corollairement, quel est le rôle de l'État ou d'autres institutions à cet égard?
Post-scriptum. Il est évidemment présomptueux de résumer la pensée politique des arts de Platon et d'Aristote en 1500 mots. Le lecteur sera indulgent envers les nombreux raccourcis que j'ai pris ici.
Notes
- Platon, La République, trad. Robert Baccou, Paris : GF Flammarion, 1966, p.138.
- Ibid., p.366.
- Erwin Panofsky (1924), Idea: Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l'art, Paris: Gallimard 1983 (2e éd. de 1959), pp.30 et sqq.
- Carole Talon-Hugon (2004), L'esthétique, Paris: Presses unviersitaires de France, p.26.
Intéressant. On ne peut toutefois écarter une motivation beaucoup moins noble à l'apparent dédain de Platon pour les arts en général et pour la poésie en particulier : lui-même était un poète dramatique contrarié. Dans sa jeunesse, il s'est essayé à écrire des tragédies qui n'ont obtenu aucun succès et dont l'histoire n'a rien retenu. Se pourrait-il que ses réflexions sur l'art poétique lui aient été essentiellement inspirées par le dépit? C'est d'autant plus ironique qu'il est parvenu comme personne à "théâtraliser" le discours philosophique en écrivant la majeure partie de son oeuvre sous forme de dialogues. Une hypothèse à envisager.
Rédigé par : Alain Cormier | 16/02/2012 à 10:33