Les mégavedettes de l'art contemporain, comme Jeff Koons ou Damien Hirst, emploient dans leurs ateliers des centaines d'assistants. Avec quelques 120 employés, l'atelier de Hirst peut être considérée comme une PME de taille respectable. Ils ne font pas exception, bien entendu. La plupart des artistes établis comptent de tout temps sur l'aide de collaborateurs.
Unknown miniaturist, Brussels Royal Library, deuxième moitié du 15e siècle
Un petit diaporama publié récemment sur un site populaire en recense une dizaine parmi les plus célèbres. J'ai été amusé de constater que sa diffusion sur les plateformes des médias sociaux ait suscité de nombreuses réactions outrées (on peut d'ailleurs en lire quelques unes du même ordre dans les commentaires sous le diaporama). Quoi? Ces artistes ne créeraient pas de leurs divines mains leurs propres œuvres? Le modèle maitre-apprenti existe pourtant depuis la nuit des temps et il a permis à de nombreux génies de produire des œuvres remarquables, aidés de leurs élèves et assistants.
Mais les réactions outrées ou intriguées face à cette réalité en disent beaucoup sur notre relation à l'œuvre et à son créateur. Elles illustrent également le problème fondamental de l'œuvre d'art dans l'histoire de la pensée économique: son unicité. L'économiste s'intéresse aux relations entretenues entre la production industrielle de biens et de services et la demande de ceux-ci par les consommateurs. Les interrelations interviennent dans un espace qui s'appelle le marché et qui est donc l'objet d'analyse central de l'économiste. Mais sur un marché "normal" s'échangent des biens indifférenciés. Sur le marché des boutons à quatre trous, tous les boutons à quatre trous sont semblables. Sur le marché de l'art chaque artiste et chacune de ses productions sont uniques. D'ailleurs, les analyses économiques contemporaines des arts ont beaucoup plus de facilité, pour cette raison, à étudier les "industries culturelles" comme le cinéma ou l'édition - le comportement des auteurs dans ces industries et sur ces marchés s'apparentant davantage à ceux des industries économiques traditionnelles.
Ce caractère singulier de l'œuvre d'art explique aussi son intérêt pour l'amateur et le collectionneur. Admirer une œuvre unique c'est aussi bénéficier d'une expérience unique. Seul devant un tableau de Rouault, je construis, à cet instant de mon histoire, et de l'Histoire, un événement et une relation unique, inédite, non reproductible. Avec le spectacle vivant, les arts visuels est la seule discipline artistique à posséder cette propriété. De là les difficultés qu'elles posent aux économistes et le sentiment unique que leur jouissance procure.
Walter Benjamin avait déjà identifié, dès 1939, que l'art "à l'époque de sa reproductivité technique" questionnait le rapport du spectateur à l'authenticité de l'œuvre. Cette authenticité garantit, en quelque sorte, le caractère unique, envoutant - voire mystique - de l'expérience esthétique. Benjamin note que cette relation profonde entre le spectateur et l'œuvre tire son origine dans la fonction originelle de l'art, rituelle:
L'unicité de l'œuvre d'art et son intégration à la tradition ne sont qu'une seule et même chose. [...] Le mode d'intégration primitif de l'œuvre d'art à la tradition trouvait son expression dans le culte. On sait que les plus anciennes œuvres d'art naquirent au service d'un rituel, magique d'abord, puis religieux. [...] En d'autres termes, la valeur unique de l'œuvre d'art "authentique" se fonde sur ce rituel qui fut sa valeur d'usage originelle et première. Aussi indirect qu'il puisse être, ce fondement est encore reconnaissable, comme un rituel sécularisé, jusque dans les formes les plus profanes du culte de la beauté. Au moment du premier ébranlement grave qui l'affecte [i.e. l'apparition de la photographie], le culte profane de la beauté, né à la Renaissance et resté en vigueur durant trois siècles, révèle ce fondement.1
L'expérience singulière devant une œuvre plastique ou un spectacle vivant participe du rituel. Soixante-dix ans après Benjamin, alors que les industries culturelles se sont développées et sont devenues des industries comme les autres, l'authenticité de l'unicité prend encore plus de valeur. La signature de l'artiste, le contact sensitif et sensuel à l'œuvre, lui donne sa valeur. Valeur artistique, valeur symbolique et valeur économique.
Le sociologue Gilles Lipovetsky a bien identifié cette quête d'authenticité comme une réaction/intégration paradoxale dans l'hypermodernité et sa société d'hyperconsommation:
La société d'hyperconsommation est paradoxale : tandis que triomphent le culte du nouveau et la logique généralisée de la mode (image, spectacle, séduction médiatique, jeux et loisirs), on voit se développer, à rebours de cette espèce de frivolité structurelle, tout un imaginaire social de l'authentique. [...] On n'en finirait pas, à vrai dire, de recenser toutes les manifestations de cette soif d'authenticité. [...] L'authentique compense par sa chaleur, ce défaut de racines et d'humanité. [...] le culte de l'authenticité apparaît comme la nouvelle manière de rêver et d'acheter de l'Homo consumericus contemporain.2
D'où les commentaires indignés cités plus haut: les œuvres de certains artistes ne seraient donc pas "authentiques" parce qu'elles participeraient d'une logique de production industrialisée - à l'opposé de l'idéal romantique de l'artiste aux mains tachées de ses pigments, épongeant son front de la non moins authentique sueur du travail créatif acharné. Il en est de même des faux: on découvre régulièrement que telle œuvre d'un grand maître est en fait un faux. Pourtant, ce tableau a été admiré pour ses qualités intrinsèques parfois pendant des siècles. Mais, du jour au lendemain, sachant qu'il ne s'agit plus d'un Raphaël ou d'un Rubens, sa valeur symbolique et économique s'effondre - voire même, contre toute logique apparente, sa valeur artistique!
L'authenticité et l'unicité de l'œuvre garantissent l'authenticité et l'unicité de l'expérience esthétique qu'elle nous procure. L'impression d'être face à une œuvre qui a été au moins en partie exécutée par des employés de l'artiste - qu'ils soient les apprentis des maîtres de la Renaissance ou les employés de la factory de Wharol - contredit cet idéal romantique. Wharol n'a rien inventé dans la manière (avoir des assistants) mais avait poussé au maximum l'intégration de la logique du capitalisme industriel dans l'art - lequel mouvement constitue le cœur de son œuvre. Il est à cet égard emblématique du paradoxe de la société d'hyperconsommation décrit par Lipovetsky. Comment, alors, concilier notre recherche de l'authenticité et de l'unicité avec le travail de l'artiste dépouillé de son aura de démiurge génial?
Notes
- Walter Benjamin (1939), L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Paris: Gallimard, 2008, pp.18-19
- Gilles Lipovetsky (2007), "La fièvre de l'authentique" in : Jérôme Garcin, Nouvelles mythologies, Paris: Seuil, p.107
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