Les crises sociales sont des époques au cours desquelles les relations entre les Hommes sont redéfinies. On questionne leur nature, leur configuration, leur symbolique, leurs codes mais aussi leur finalité. Nous traversons, depuis le tournant du siècle, une telle crise. L'excroissance du consumérisme individualiste et utilitariste, libérateur après la dernière guerre mondiale, a laissé la place à une orgie de production de biens éphémères et au triomphe de l'argent devenu une fin. La débâcle de l'économie mondiale depuis 2008 exacerbe l'absurdité de ces débordements et force à réfléchir à une nouvelle configuration de nos interrelations économiques, sociales et politiques. Si les propositions de refontes - nombreuses et variées - ne sont parfois que marginales, voire cosmétiques, leur prolifération sur toutes les tribunes demeure symptomatique du profond besoin que nous avons à redéfinir le lien de civilisation qui nous unit.
Ernest Christophe - The Human Comedy Mask, 1876
La culture en général et les arts en particuliers, comme les sciences, constituent le liant civilisateur par excellence de notre société. Mais aussi - surtout? - le vecteur des interrogations fondamentales sur la nature de ce lien. La place de plus en plus congrue que les arts et les sciences occupent dans nos sociétés n'est pas étrangère à leur assujettissement aux diktats utilitaristes du capitalisme contemporain. Leur rôle comme vecteur de changement social et leur capacité à modeler la civilisation s'est étiolé. Les arts et les sciences devant être utile, ne serait-ce qu'indirectement, à la performance économique des nations. Les politiques culturelles ne sont-elles pas soumises de plus en plus, depuis quelques décennies, à faire la promotion de la vitalité talentueuse des régions? À attirer les classes "créatives," pour reprendre le concept célèbre de Richard Florida, question de stimuler le développement économique des agglomérations urbaines?
C'est que les arts et les sciences ont été, en grande partie, intégrées à l'aboutissement extrême de la logique civilisatrice occidentale de la domination et de la guerre. Les États nations modernes ont été bâtis sur une logique guerrière, comme le démontre la remarquable thèse de Bruce D. Porter, War and the Rise of the State.1 La politique moderne (i.e. depuis 500 ans) s'est bâtie sur cette dynamique d'affrontements et de rapports de forces, lesquels ont été par la suite transposés dans les sphères économiques et sociales. La sacro-sainte "concurrence," forme atténuée de l'affrontement guerrier, a intégré le vocabulaire technocratique d'à peu près toutes les sphères de l'activité humaine, y compris des arts et des sciences. Une symbolique d'affrontement et de rapports de forces.
Pourtant, est-ce ainsi que les Hommes vivent? Est-ce ainsi qu'ils désirent vivre ensemble? Est-ce cela que l'art et la science donne à voir de nous mêmes?
La troublante sculpture de Ernest Christophe La Comédie humaine (1876) propose une "fonction" de l'art civilisateur à l'opposé de cette logique de rapports de forces. Cette magnifique femme nue impose par sa hauteur (2m45), son marbre charnel, la puissance de son bras gauche qui arrache le masque de sa vie publique. Cette force est appliquée à dévoiler, cependant, une grande faiblesse et une délicatesse émouvante. Baudelaire2 a écrit à propos de cette œuvre:
vous découvrez le secret de l'allégorie, la morale de la fable, je veux dire la véritable tête révulsée, se pâmant dans les larmes et l'agonie. Ce qui avait d'abord enchanté vos yeux, c'était un masque, c'était le masque universel, votre masque, mon masque, joli éventail dont une main habile se sert pour voiler aux yeux du monde la douleur ou le remords.
N'est-ce pas là une allégorie du rôle de l'art, par une œuvre d'art? Les arts, comme les sciences, n'ont-ils pas cette force formidable de mettre à jour la faiblesse, la douleur, les fractures intérieures autant que la joie, l'amour et la bienveillance en nous? Les arts et les sciences nous permettent de sortir de nous-même en fabriquant du sens de notre condition humaine. Les grecs anciens appelaient cette capacité l'ekstasis (έκ-στασις), la capacité de se tenir hors de soi-même. De retirer le masque des rapports de force imposés par une logique d'affrontement pour mettre à jour nos profondes incertitudes et questionnements.
Appréhendés ainsi, les arts offrent comme lien civilisateur non plus des rapports de forces, mais des rapports de faiblesse, véritables affinités et attaches fraternelles. Ma fragilité offerte à l'autre que j'appelle à se lier à moi.
La crise profonde que nous traversons, à mes yeux, est une occasion de mettre de l'avant ces affinités fraternelles, en affirmant le rôle civilisateur des arts et des sciences dans leur capacité à nous démasquer, nous découvrir à l'autre et à lui offrir notre fragilité. Il suffit de l'omniprésence des liens marchands qui nous unissent et des rapports de forces qu'ils engendrent. La porte est ouverte aux rapports de faiblesse et à trouver, sinon à inventer, les rapports immanents qui nous unissent et à nous découvrir à l'autre.
Notes
- Bruce D. Porter (1994), War and the Rise of the State: The Military Foundations of Modern Politics, New York: The Free Press.
- Charles Baudelaire (1889), "Salon de 1859," in: Curiosités esthétiques, nouvelle édition, Paris: Calmann Lévy, p. 353.
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