L'année 2011 aura été une année record pour le marché mondial de l'art, comme l'atteste une analyse de Beautiful Asset Advisors, LLC. Globalement, la valeur du marché de l'art, mesuré par l'indice "Mei Moses All Art," a augmenté de 11% l'an dernier. Cette performance dépasse largement celle des marchés boursiers. L'indice S&P500 d'actions américaines n'a augmenté que de 2% au cours de la même période. Depuis 10 ans, le marché de l'art a battu celui des actions boursières six années, enregistrant un rendement moyen de 7,8% contre 2,7% pour le S&P500. Bien plus, il est historiquement démontré que la valeur du marché de l'art est contrecyclique: lorsque les valeurs boursières sont déprimées, celles de l'art sont en hausse. On serait porté à croire que l'art agirait donc comme une "valeur refuge" pour les investisseurs.
Walter Crane, King Midas with his daughter, 1893, from A Wonder Book for Boys and Girls by Nathaniel Hawthorne
En réalité, il semble que nous vivions présentement un deuxième "boom" du marché de l'art, après celui du début des années 1980 (qui avait suivi, lui aussi, une sévère crise économique, après le deuxième choc pétrolier de 1979). Qu'est-ce qui a changé, depuis vingt ans?
Trois phénomènes ont pris de l'importance - phénomènes qui suivent étroitement le développement économique mondial.1
- La mondialisation a un impact formidable sur le marché de l'art. Alors que le marché mondial de l'art était concentré jusqu'à la deuxième guerre mondiale en Europe continentale, puis s'est déplacé vers les États-Unis (et New York, notamment), il est maintenant véritablement mondialisé. Ni l'Europe ni les États-Unis n'en sont plus l'épicentre - bien plus, elles ont perdu leur place de choix. Les acheteurs du Moyen Orient et d'Asie occupent maintenant le haut de la liste. En 2010, les Chinois concluaient environ le tiers des ventes dans les principaux encans (ce qui est déjà énorme); on estime qu'en 2011, ce sera environ 35 à 40% du marché qu'ils contrôleront. La Chine est désormais le premier acteur mondial du marché de l'art.2
- L'Europe ni les États-Unis ne sont plus, également, les centres de la production artistique. En effet, en 2011, la valeur des œuvres des artistes chinois a cru de 20,6%, soit près du triple de la croissance moyenne du marché mondial. Ce phénomène s'explique en grande partie par le désir des collectionneurs chinois de rapatrier les œuvres de leurs compatriotes sur leur territoire. Ceci étant rendu possible, évidemment, par l'enrichissement récent des premiers.
- Mais surtout, l'art contemporain est maintenant le véhicule d'investissement préféré des collectionneurs. Cela a émergé au cours des années 1980 - en grande partie en raison du peu d'œuvres d'autres époques disponibles sur le marché - et semble se traduire en une tendance lourde en ce début de 21e siècle. Si l'art moderne et les impressionnistes connaissent toujours une bonne performance (14,0% de croissance de leur valeur en 2011), les grands maîtres et les œuvres du 19e siècles n'ont connu qu'un modeste 4,8% de croissance. En revanche, la valeur des œuvres d'art contemporain (d'après-guerre) a connu, elle, une croissance impressionnante de 6,4% en 2011.
Selon le site spécialisé Artprice, le marché mondial des arts visuels valait 10,7 milliards de dollars en 2011, alors qu'il était capitalisé à environ 9,5 milliards en 2010.3 Ce sont des chiffres impressionnants, mais en même temps il s'agit là d'un tout petit marché. À titre de comparaison, la production annuelle d'or s'élève à plus de 50 milliards de dollars et la valeur des actions des 500 entreprises comptabilisées dans l'indice S&P500 est de plus de 6000 milliards de dollars...
Il s'agit donc d'un petit marché de "niche," comme on dit en marketing. Réservé à une élite généralement fortunée. Au regard de tous ces chiffres, est-ce un investissement comme un autre? S'il est historiquement vérifié, en effet, que le marché de l'art est contrecyclique, il y a une présomption forte pour qu'il constitue un investissement refuge lorsque les marchés boursiers connaissent une mauvaise performance. Pourtant, à long terme, les arts visuels ne sont pas un meilleur investissement que la bourse de valeurs: les deux marchés connaissent à peu près les mêmes rendements sur plusieurs décennies. De plus, acheter des œuvres d'art comme investissement présente certains inconvénients que les titres financiers n'ont pas. (a) Elles ne sont pas "liquides" - i.e. on ne peut pas les revendre facilement sur le marché, sauf pour quelques rares exceptions (même pour les "vedettes" de l'art contemporain, le marché secondaire n'est pas très ouvert). (b) Si la valeur moyenne du marché global connaît une performance comparable à celle des marchés boursiers, la valeur individuelle d'une œuvre peut, elle, varier grandement dans le temps. Il faudrait donc avoir un "portefeuille" diversifié d'œuvres d'art, comme c'est le cas pour les produits financiers qu'il est possible d'acquérir en prévision de notre retraite, par exemple. (c) Contrairement aux produits financiers, il existe peu de conseillers accessibles indépendants pour aider l'investisseur à faire un choix éclairé. Il y a des "arts consultants" dans le monde anglo-saxon qu'on rencontre peu chez nous, mais ils sont réservés, bien évidemment, à une clientèle très fortunée. Pour le commun des mortels, cela n'existe pas.
Au final, les acheteurs d'art, les riches New-Yorkais d'hier ou les riches Chinois d'aujourd'hui, sont probablement motivés par des considérations autres que celles du pur rendement financier. Il y a fort à parier que leur comportement participe davantage de ce que le sociologue américain Thorstein Veblen appelait la "consommation ostentatoire": le désir de publiciser un statut social, acquis ou hérité. "La fortune (...) n'a jamais été une source suffisante d'honneur en soi. Il lui faut de la publicité qui se fait habituellement à l'aide de marchandises coûteuses et fort peu discrètes." [4] Des dizaines de petits Midas qui transforment en or l'art qu'ils achètent dans les salons feutrés des salles d'encans.
Notes
- Patrick Mathurin (2012), "Gold feels weight of Paulson Curse," The Financial Times, 8 janvier 2012.
- Georgina Adam (2011), "The art market: Record breakers and fakers," The Financial Times, 30 décembre 2011.
- Ibid. Notons que ces valeurs représentent uniquement les ventes dans les grands encans et excluent notamment les ventes des galeries d'art.
- John Kenneth Galbraith (1958), L'ère de l'opulence, Paris: Calmann-Lévy, nouvelle édition, 1986, p. 112.
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