Comme cela nous semblerait flou
inconsistant et inquiétant
une tête de vivant
s’il n’y avait pas une tête de mort dedans.
Prévert, 1966
Jean-Léon Gérôme - Phryne revealed before the Areopagus, 1861
Le contact avec les représentations classiques du corps humain, de l’Aphrodite de Cnide au Baiser de Rodin, émeut par leur vitalité figée. La surface lisse de la peau de marbre laisse deviner la pulsion des chairs, la circulation sanguine et la vie organique. Jusqu'au moment où les arts visuels se soient débarrassés de la quête idéaliste et transcendantale de la recherche du beau (sinon du vrai), atteindre cette pulsion de vie derrière la perfection des corps sculptés était essentielle au discours esthétique. Le corps idéal émergeant du bloc de marbre se devait d'être l'élément d'un ensemble transcendant l'œuvre individuelle.
La représentation classique du corps humain ramenait le spectateur à sa réalité sauvage sous-cutanée: l'élan de vie mystérieux sous la peau, interface entre l'inatteignable monde intérieur, littéralement, et le mouvement de la réalité qui unit les êtres. Dans la grande narration occidentale héritée de l'Antiquité, ce contact permettait l'espoir d'atteindre une certaine transcendance, une certaine vérité de l'élan vital (cf MAC 1996) à l'intérieur même de cette interface, la peau, frontière de l'intériorité. Ces œuvres inanimées s'intégraient dans l'animalité, la chair et le désir - et tendaient ainsi à l'animation, à l'animus. Le dialogue intérieur au sein de l'affect du spectateur face à l'œuvre permettait de définir cette frontière avec la socialité du monde extérieur.
Le 20e siècle a transformé notre rapport au corps avec la multiplication de nos connaissances en microbiologie, de la fragmentation des spécialités de la médecine puis le développement des technologies du vivant. Aboutissement du corps-machine cartésien, la flamme divine du vivant est ainsi totalement évacuée de notre rapport au corps, qui se présente à lui-même comme un assemblage mécanisé d'organes et de fonctions. L'unité idéaliste du corps et du vivant, autant que sa spécificité humaine, s'évanouit dans le fracas de la perte des repères séculaires, particulièrement après la boucherie de la première guerre mondiale. Boucherie, littéralement. Écartèlements, amputations, saccage des corps, entrailles éviscérées par la violence mécanisée comme jamais l'humain n'en avait connu dans l'histoire.
Science biologique et mécanisation du meurtre d'État ont donné naissance à l'ère post-biologique à laquelle nous participons désormais totalement. Mais cette ère post-biologique dans laquelle nous vivons n'est pas tant marquée par l'obsolescence du corps, comme d'aucun le prétendent - du moins pas pour l'instant, mais par sa fragmentation. Fragmentation du corps, fragmentation de sa perception, éclatement de son unicité. Pas pour rien que nombre de pratiques et de discours plastiques du 20e siècle aient craint à ce point le corps. Les actions performatives des années 1960 et 1970 ont mis en lumière cette distanciation. L'utilisation de l'inconfort par rapport au corps, à cette viande humaine qui se meut dans la violence des rapports à l'autre a été longtemps son matériau fondateur (et le demeure toujours pour plusieurs artistes performatifs).
Il n'est pas anecdotique que cette pratique inscrive son matériau dans l'instantanéité et la fugacité. Car l'ère post-biologique n'a plus le repère de la frontière des corps, construction héritée des grandes narrations philosophiques de l'Occident judéo-chrétien. Il doit y avoir une frontière entre notre corps palpitant, notre viande humaine constitutive, et le monde de l'autre, image spéculaire de l'altérité. La frontière du corps est un construit (Broadhurst, p.86); la pratique plastique qui a suivi la première guerre mondiale l'a nié; la pratique performative qui a suivi la deuxième grande guerre l'a déconstruit.
Maintenant que nous entrons de plain-pied dans une nouvelle étape de l'ère post-biologique, les arts visuels semblent reprendre cette vitalité intrinsèque en cherchant à rendre visible une physiologie essentielle. Sinon notre rapport tout aussi essentiel à notre physiologie constitutive.
L'œuvre "We are all flesh" (2009) de Berlinde De Bruyckere présentée à Londres il y a deux ans constitue un exemple important de ce dévoilement. Des corps fragmentés mais unis par leur animalité, une intériorité physiologique paradoxalement mise à nue, face au corps meurtri de Saint Barthélemy de Giordano. Un coup de sang qui agit comme trait d'union entre la représentation classique du mystère de la vitalité (cachée) du corps et sa fragmentation essentielle du 20e siècle. Aucune grande narration. La chaire brute, voire brutale. L'intimité de sa violence intérieure et de son appel, dans un cri, au contact avec l'autre.
L'œuvre de Berlinde De Bruyckere est à mon sens emblématique du rapport au corps auquel nous convient les arts visuels en ce début de 21e siècle. Un rapport à nous-même, à notre propre viande humaine, mais aussi à l'autre, à la sienne. Au nécessaire cannibalisme constitutif du lien social. Le "Saturne dévorant un de ses fils" (1819-1823) de Goya montrait avec une violence inouïe la nécessité de l'être qui se nourrit de l'autre (sinon de soi-même) pour l'atteindre, pour tisser un lien réel vers lui. La narration plastique actuelle - celle que l'on voit émerger depuis la fin des années 1980 - se réapproprie cette réalité sauvage, primordiale, physiologique du lien à l'autre. Aux palpitations de la vitalité biologique jadis devinées, suggérées, espérées, sous le marbre, fait place l'exposition des chairs viandeuses qui cherchent à réunir, à nouveau, la réalité fragmentée de nos corps mis en relation.
Références
- Broadhurst, Susan (2007), Digital Practices: Aesthetic and Neuroesthetic Approaches to Performance and Technology, Hampshire: Palgrave Macmillan.
- MAC, galeries contemporaines des Musées de Marseille (1996), L’art au corps, Marseille: Musées de Marseille – Réunion des musées nationaux.
- Prévert, Jacques (1966), Fatras, Paris: Gallimard.
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