En ce début de 21e siècle, les arts visuels devraient être apocalyptiques. Nous vivons des temps non pas apocalyptiques, mais catastrophistes. Le catastrophisme et l'eschatologie assurent la bonne hygiène du discours politique contemporain. L'incapacité des États à apporter une réponse rapide et efficace tant au réchauffement climatique qu'aux dérives sous-totalitaires des guerres locales constituent un vecteur de choix à la prolifération de ces idées (cf. Debray 2011).
Jacob de Backer - Memorial Triptych to Christopher Plantin. Central panel of the Last Judgment, c. 1580
Pourtant, les réponses des intellectuels en général et des artistes en particulier à ces réalités me paraissent singulièrement ténues et isolées. Le cyberpunk lui-même s'essouffle et se cherche; les dystopies paraissent ridicules face à la concrétisation des cataclysmes sociaux, politiques, économiques et écologiques actuels.
Les propositions des artistes visuels actuels se cantonnent à des zones locales de revendications et d'indignations. Bien sûr la fin des grandes narrations est consommée depuis une éternité. Évidemment l'universalisme des positions esthétiques a trépassé depuis belle lurette. Pourtant, l'appel d'air historiographique du catastrophisme nouveau devrait faire renaître le mouvement des contre-utopies, les visions ancrées dans l'histoire de notre situation actuelle qui semble, pourtant, inéluctablement participer d'un hyper-présent.
Car l'apocalypse, au sens propre, c'est le "dévoilement," la "mise à nu," la révélation des conséquences ultimes et irréversibles de nos décisions, de nos actes et de nos propositions morales. L'Apocalypse biblique n'est pas le dernier livre du Nouveau Testament pour rien - nous l'avons oublié. Pas uniquement parce qu'il décrit la fin de tout (fin de l'histoire, fin de la condition humaine, fin du cosmos) et l'avènement du règne éternel de Dieu, mais surtout parce qu'il introduit dans l'économie du récit biblique le mouvement de l'histoire. Le salut n'est possible que parce que le temps historique existe. Malgré la prolifération des prophéties dans l'Ancien Testament, celui-ci demeure ahistorique, assise dans l'éternité immuable et froide décrite dans les tous premiers versets de la Genèse. C'est l'idée même de la terminaison de tout, de la mise à nu, donc, de tout et surtout de tous, dans l'Apocalypse qui rend l'Histoire possible. Le caractère ésotérique (sinon complètement halluciné) du dernier livre de la Bible me frappe par sa grande humanité, par une mise en situation concrète de notre relation au monde historique.
Ce message apocalyptique, au sens biblique, donc, devrait avoir un écho grandiose aujourd'hui - et malgré la lame de fond catastrophique portée par nombre d'experts en tout genre, on n'en constate très peu d'échos dans les propositions plastiques actuelles. Quelle mise à nu? Comment expliquer la quasi absence de réponses aux dystopies agonisantes? Peut-être que la réponse se trouve-t-elle dans une incarnation sournoise du Mal fondamental - c'est bien le jeu du Diable d'être sournois.
Au chapitre 10 de l'Apocalypse, on trouve ce curieux passage:
- 1 - Je vis un autre ange puissant, qui descendait du ciel, enveloppé d'une nuée ; au-dessus de sa tête était l'arc-en-ciel, et son visage était comme le soleil, et ses pieds comme des colonnes de feu.
- 2 - Il tenait dans sa main un petit livre ouvert. Il posa son pied droit sur la mer, et son pied gauche sur la terre ;
- 3 - et il cria d'une voix forte, comme rugit un lion. Quand il cria, les sept tonnerres firent entendre leurs voix.
- (...)
- 8 - Et la voix, que j'avais entendue du ciel, me parla de nouveau, et dit : Va, prends le petit livre ouvert dans la main de l'ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre.
- 9 - Et j'allai vers l'ange, en lui disant de me donner le petit livre. Et il me dit : Prends-le, et avale-le ; il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il sera doux comme du miel.
- 10 - Je pris le petit livre de la main de l'ange, et je l'avalai ; il fut dans ma bouche doux comme du miel, mais quand je l'eus avalé, mes entrailles furent remplies d'amertume.
Quel est cet étrange petit livre? Nombre d'exégètes ont disserté sur sa nature. N'est-il pas la métaphore des narrations historiques et explicatives? C'est ce petit livre que l'art actuel n'a pas avalé, qui permettrait la renaissance apocalyptique. Le petit livre qui triturerait nos entrailles et nous ferait vomir le catastrophisme qui fait vendre de la copie et qui permettrait de réintégrer la réalité de l'histoire dans les propositions artistiques.
Ce petit livre raconte la prostitution de l'art actuel au marché et aux pouvoirs mondains et immanents. Non pas que ce soit un phénomène nouveau, bien entendu. Mais de l'Antiquité grecque aux Salons du 19e siècle en passant par les jeux de Cour de la Renaissance, la soumission des Beaux-Arts aux pouvoirs, en Occident, s'en détachait ultimement par un certain recours au salut, notamment par la narration de la transcendance du Beau, de la vérité artistique. Mais en ce début du 21e siècle, le bulldozer de l'art conceptuel et le raz-de-marée du nouveau marché de l'art des années 1980 ont fait en sorte que même les porpositions contestataires face au mercantilisme artistique sont pervertis par sa contardictoire soumission.
Est-ce que l'Apocalypse viendra avec les nouvelles propositions qui pointent à l'horizon depuis une dizaine d'années? Il me semble y avoir un fil d'Ariane inédit qui se rattache, à nouveau, à l'héritage culturel - non plus par de simplistes citations à l'histoire de l'art mais dans un mouvement de discussion véritable avec elle, hors des dictats du marché. Les arts visuels traversent un sale temps pour la mise à nu des oripeaux catastrophistes mais en-dessous de leur àplaventrisme face au mercantilisme généralisé qui nous dévaste gronde, peut-être, un nouveau dévoilement et une nouvelle révolte.
Références
Debray, Régis (2011), Du bon usage des catastrophes, Paris: Gallimard.
Merci Jocelyn !
Parlant de l'apocalypse comme déclencheur de créativité, un artiste vient de m'écrire: «Comment faire une oeuvre arristique sans passer par une apocalypse intime?» J'aime beaucoup, ce me semble riche comme idée !
Rédigé par : Ianik Marcil | 16/12/2011 à 10:53
Bravo Ianick pour ce billet. Je ne connais pas grand chose en arts, mais j'aime bien la référence apocalyptique comme déclencheur de la créativité... qui ne vient pas, semble-t-il. Comment l'art ne voit-il pas que le monde actuel est dans une forme d'impasse ? Merci de m'avoir introduit au rapport entre l'histoire de l'art et l'histoire tout court !
Rédigé par : Jocelyn Girard | 16/12/2011 à 10:41