La légende veut que Diogène de Sinope parcourait les rues d'Athènes en plein jour avec sa lanterne en criant: "Je cherche un homme!" Il aurait vécu l'essentiel de sa vie dans un grand pithos, une immense jarre, vivant dans des conditions les plus modestes qui soient.
John William Waterhouse - Diogenes, 1882
Diogène a porté à des sommets rarement égalés par la suite la philosophie cynique, hyper matérialiste, hédoniste, pragmatique et légère. En cherchant "un homme" - sous entendu, un homme véritable - Diogène était épris d'authenticité, conspuait le faux-semblant et l'insignifiance. L'homme véritable à la recherche duquel il était aurait accepté de vivre et mourir comme un chien (étymologie du mot cynique), c'est-à-dire dans sa condition modeste d'animal.
Pour faire (très) vite, disons donc que Diogène désirait trouver en l'homme celui qui s'enracine dans le réel, celui de la nature mais aussi celui des autres hommes. Contrairement aux apparences que laissent entrevoir ses gestes et ses paroles, Diogène n'était pas, à mon humble avis, misanthrope. Bien au contraire: son refus des conventions sociales, son arrogance incroyable face aux puissants et aux savants démontrent qu'il avait une soif intarissable de relations humaines. Mais de relations humaines authentiques. Ce dont l'Athènes de son époque lui semblait cruellement manquer, engoncée qu'elle était dans une pensée et une vie politique éthérée, marquée par ce qu'on appellerait aujourd'hui un intellectualisme cérébral. Loin de la réalité concrète et physique de la vie humaine et animale.
De fait, les cyniques, et Diogène en particulier, s'opposaient aux universaux platoniciens (le Beau, le Vrai, le Juste). Le Beau éternel et transcendant n'existe pas pour Diogène. C'est une vision de l'esprit hors de la réalité immanente de la vie humaine.
Paradoxalement, cette recherche d'authenticité enracinée dans l'immanence n'exclut pas, bien le contraire, la quête d'un universel. Par contre, opposé à Platon, un universel ancré dans le réel, dans l'authenticité et donc, pour Diogène, dans la nature.
Michel Onfray, dans son très beau Archéologie du présent (2003) cherche à démontrer qu'il est possible de créer une esthétique cynique qui "suppose, en remède: un retour à l'immanence, la déchristianisation de la chair, l'usage d'une méthode ironique, la promotion d'un corps faustien, une volonté de communiquer, la restauration de la valeur intellectuelle critique et la promotion d'une épiphanie du sublime."
Contre le Beau platonicien, l'esthétique cynique, donc. Car le beau n'est qu'une "convention, une monnaie, qui n'a cours qu'en temps et lieu" (Ibsen, 1867, p. 148). Convention portée - voire imposée - par les maîtres à penser, sinon les maîtres politiques, de l'époque au gré de leurs intérêts et avec l'efficacité de leur notoriété. Le Beau platonicien, imposé par la stature du philosophe ne peut se déployer que grâce à "l'existence d'un clergé des beaux-arts, d'une police, de conciles, d'excommunications, de lignes d'orthodoxie, évidemment d'hérésies; puis on croise des êtres affairés dans un Vatican dévolu au Beau en soi" (Onfray, 2003, p. 19).
Diogène et les cyniques nous offrent la possibilité, selon Onfray, de fonder une esthétique hors de ces dictats du goût et du beau en le fondant dans l'authenticité du réel - et j'ajouterais dans la vérité des relations que nous entretenons à l'œuvre d'art. Si nous acceptons ce postulat, où se trouve l'universel dans cette esthétique de l'immanence, de la vérité issue de la nature authentique des choses et des relations?
Onfray propose le retour à la notion du sublime, maintenant encore plus obsolète que celle du beau. Percevoir le sublime: "C'est l'œuvre d'art qui nous cloue d'étonnement et d'admiration par son efficacité esthétique, brutale, immédiate, sidérante." (ibid., p.110-11). Depuis Heidegger et Adorno, on n'ose encore moins faire référence au sublime qu'à la beauté. Des notions universalistes et transcendantes qui entreraient en contradiction avec le respectueux relativisme de nos temps (post-)post-modernes.
Pourtant, le recours au sublime pour exprimer l'expérience esthétique permet, à mon avis, de réconcilier le relativisme du jugement de goût et l'appréciation universelle de l'œuvre d'art. Il ne s'agirait plus, ainsi, de se quereller encore et toujours sur ce qui est beau (et même sur ce qu'est l'art) - sidérant débat dont on n'arrive pas à se débarrasser - mais d'admettre qu'existe un sentiment du sublime à la contemplation des œuvres, sentiment incommunicable et immédiat, plongé dans la vérité de l'être comme le décrivait Heidegger (1931-1932).
Après cinq ou six décennies d'efforts inouïs de promotion de l'accès aux arts, de multiples projets de médiation et d'éducation, bref de démocratisation, force est de constater que le grand public s'intéresse très peu à l'art contemporain. Si nous devons encore aussi souvent justifier ce qu'est l'art dans telle et telle exposition, si les experts et animateurs en tous genres du milieu doivent inlassablement répéter les mêmes ritournelles, c'est peut-être parce que, inconsciemment et malgré nous, nous sommes encore accrochés à des références esthétiques (et donc sociologiques) d'une époque révolue.
Revendiquer et promouvoir une vision de l'expérience esthétique participant du sublime auprès du grand public afin de lui redonner accès à sa propre vérité, de lui redonner le droit de juger l'œuvre d'art en sa manière de la recevoir dans sa participation vivante au spectacle de l'art. Lui permettre, aussi, de s'affranchir des transcendances imposées par les porteurs de vérités et retomber, enfin, dans le réel: "L'immanence suppose moins la réactivation du passé, l'entretien du patrimoine sous des allures faussement rebelles, la citation perpétuelle des grands anciens qu'un talent pour habiter le présent ou l'habileté à s'émanciper réellement des ombres et génies tutélaires" (Onfray, 2003, p.71).
Peut-être sur ce chemin y rencontrerons-nous Diogène, à la recherche de l'art véritable?
Références
- Heidegger, Martin (1931-32), "L'origine de l'œuvre d'art," in: Chemins qui ne mènent nulle part, Paris: Gallimard, 1962, pp. 13-97.
- Ibsen, Henrik (1867), Peer Gynt, poème dramatique en 5 actes, Paris: Perrin & Cie, 1899.
- Onfray, Michel (2003), Archéologie du présent: manifeste pour une esthétique cynique, Paris: Grasset.
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