Évidemment, l'artiste ne crée pas grand chose, pas plus que le scientifique. On aime le voir tel un démiurge, créant ses œuvres du néant. Mais n'est pas dieu qui veut. La langue populaire québécoise a une drôle d'expression: "faire du neuf avec du vieux." Au fond, n'est-ce pas ce que l'art (et la science) ne fait sans cesse? On dit que Henry Ford prétendait n'avoir rien inventé, mais avait plutôt agencé certaines idées préexistantes. L'innovation, la création, ne serait qu'une nouvelle combinaison de ce qui existe préalablement.
God the Geometer, ca. 1250
Un cinéaste américain, Kirby Ferguson, a produit très récemment une fascinante série de documentaires intitulée "Everything is a remix," dans laquelle il cherche à démontrer que toute création n'est, de fait, qu'un nouveau mélange d'éléments préexistants. Cette idée n'est pas neuve: on présente souvent l'innovation technique et scientifique, du point de vue de l'analyse économique, comme répondant à l'une des trois catégories suivantes: créer c'est ou bien (a) copier quelque chose d'existant, ou bien (b) le développer, l'étendre, l'améliorer ou encore (c) combiner plusieurs éléments existants pour en créer un nouveau.
Cette optique d'innovation graduelle suppose donc que le créateur de génie n'est souvent que le génial esprit qui, à un moment de l'histoire, a l'intuition très forte de joindre ensemble des éléments qui sont dans le zeitgest du moment. L'histoire de la pensée et des sciences le démontre très fréquemment. Par exemple, en économie, on présente souvent Adam Smith comme "l'inventeur" de la pensée économique libérale (par sa démonstration de l'efficacité du libre-marché, par exemple). Or d'aucun prétendent qu'il n'a eu "que" le génie de synthétiser une pensée, avant lui disparate, largement partagée en Europe à son époque - une pensée ayant accompagné la montée de la bourgeoisie. La grande qualité de la Richesse des nations (1776), son magnum opus, ayant été de proposer une vision cohérente, étoffée et marquante du libéralisme économique. Sans oublier d'avoir formulé et synthétisé des concepts forts (la "main invisible du marché," par exemple).
Je crois qu'on peut aisément transposer cette manière de voir à l'histoire de l'art. Les nouveaux mouvements artistiques éclosent souvent en opposition à certains autres tout en se réclamant parfois explicitement de plus anciens.
Cette vision du développement de l'histoire des idées ou de l'art est à la fois séduisante et un peu frustrante. Séduisante parce qu'elle offre une explication élégante et simple du mouvement historique. Frustrante parce qu'elle donne un rôle secondaire, en quelque sorte, au créateur. La vision romantique et romancée du créateur - qu'il soit scientifique ou artiste - qui de son génie crée quelque chose de complètement inédit en prend pour son rhume. Le démiurge est dépossédé non seulement de son pouvoir de création ex nihilo, mais également de l'originalité de son travail qui ne serait, alors, qu'emprunts et mélanges.
Bien plus, cette vision du mouvement de l'histoire permet difficilement de rendre compte des révolutions, des points de rupture qui semblent, pourtant, bien réels dans l'histoire des sciences comme dans celle des arts. Le pop art, l'expressionnisme abstrait ou l'impressionnisme nous paraissent, de fait, comme des moments de discontinuité. Y a-t-il des révolutions scientifiques et des révolutions artistiques? Comment rendre compte de ces points de rupture?
En épistémologie et en histoire des sciences, cette question est largement débattue depuis des lustres. L'une des théories les plus célèbres en la matière a été proposée par Thomas S. Kuhn en 1962 dans La structure des révolutions scientifiques. Kuhn avance que la science (il s'intéresse essentiellement aux sciences naturelles et plus précisément à la physique) évolue par changements de paradigmes, les révolutions scientifiques. La science se développe dans un monde de référents conceptuels qu'il appelle la science "normale." Puis apparaissent des anomalies, des phénomènes qui ne sont pas expliqués par la science normale. Les scientifiques sont alors contraints de modifier leur vision du monde et de créer, ainsi, un nouveau paradigme. Cette période de transition, la révolution, est un moment où les référents conceptuels de la science normale du paradigme précédent sont détruits puis reconstruits de nouvelle façon dans le nouveau paradigme.
Cette analyse de l'histoire des sciences a le double avantage de voir la création scientifique "normale" comme celui d'un assemblage dont je parlais plus haut, d'une part - extension de ce qui est existant ou combinaison d'éléments - et, d'autre part, d'expliquer les points de ruptures, l'apparition historique de nouvelles visions du monde. Pour y arriver, Kuhn doit faire intervenir cette notion d'anomalie. La révolution scientifique n'existe que parce que la science normale, le paradigme existant, n'est pas en mesure d'expliquer ces anomalies. Or, dans la vision de Kuhn les crises méthodologiques qui donnent naissance aux révolutions scientifiques "se résolvent non par un acte de réflexion volontaire ou d'interprétation, mais par un évènement relativement soudain et non structuré qui ressemble au renversement de la vision des formes" (Kuhn 1962, p. 172). Kuhn n'est donc pas un constructiviste, il ne considère pas que la science soit une interprétation du monde, une vision du réel construite par le scientifique.1
Là s'arrête probablement le parallèle qu'il est possible de faire entre les révolutions scientifiques et les révolutions artistiques. Car l'artiste n'explique pas le monde ni, surtout, ne produit pas une théorie qu'il confronte au réel pour la valider ou l'invalider. Il propose, certes, une interprétation du monde, mais qui n'a pas à être vraie. C'est la caractéristique de la création artistique qui la distingue de la science.
Mais je crois qu'il soit possible de travestir la pensée de Kuhn pour qu'elle demeure féconde à expliquer les "révolutions" artistiques - l'apparition de mouvements artistiques qui se succèdent les uns aux autres. Un paradigme est remplacé par un autre parce qu'il perd en efficacité à expliquer les phénomènes naturels. Il s'essouffle par son inefficacité. Dans le cas des arts, et cela me semble particulièrement le cas pour les arts visuels, un mouvement perd de l'intérêt chez les artistes parce que l'interprétation du monde qu'il propose ne correspond plus à la réalité dans laquelle il s'inscrit.
Cette dissonance dans l'interprétation compte deux facettes complémentaires. D'une part, il y a l'insatisfaction de l'artiste vis à vis son interprétation qui ne semble plus corresponde au mouvement du monde tel qu'il est. Les nouveaux problèmes politiques, sociaux, écologiques, etc. auxquels font face les artistes ne trouvent plus réponse dans l'expression de leur art. D'autre part - et c'est probablement l'aspect le plus important - la proposition artistique ne semble plus correspondre aux aspirations de l'artiste qui cherche non seulement à interpréter le monde, mais à le changer.
Cette double insatisfaction force l'artiste à créer de nouveaux langages plastiques, de nouvelles propositions qui interprètent plus efficacement le monde et en offrent une vision neuve. Est-ce le cas, aussi, du scientifique? Je ne le sais pas, mais j'aurais tendance à croire que sa motivation participe du même ensemble de préoccupations. Double insatisfaction qui s'ancre fondamentalement dans le regard subjectif du créateur. Un regard qui plonge dans la subjectivité profonde de l'artiste qui choisit lui-même le risque du déséquilibre de son être entier dans la création d'une œuvre, dans sa fabrication, sa mise au monde: la créativité "manifeste la vie du sujet. L'impulsion peut être en repos, mais si l'on emploie le mot 'faire,' c’est qu'il y a déjà créativité" (Winnicott 1988, p.43). En ce sens, qu'elle "fasse du neuf avec du vieux" ou non n'a plus d'importance: la créativité artistique, particulièrement celle des œuvres révolutionnaires, n'est rien d'autre que l'accouchement de l'insatisfaction et du déséquilibre intérieur de son auteur.
Notes
[1] La pensée de Kuhn est largement passée de mode chez les spécialistes de l'épistémologie des sciences. Elle a, du reste, été âprement contestée dès que Kuhn l'a proposée. L'épistémologie contemporaine constiue un ensemble d'explications très diversifiées de la science.
Références
- Kuhn, Thomas S. (1962), La structure des révolutions scientifiques, Paris: Champs Flammarion, 1983.
- Winnicott, Donald W. (1988), Conversations ordinaires. Paris: Gallimard.
Merci de vos commentaires Suzanne, et de vos bons mots.
Effectivement c'étaient des coquilles, mais à bien y penser, "faire du vieux avec du neuf" prends un sens très intéressant !
Au plaisir de vous lire à nouveau !
Ianik
Rédigé par : Ianik Marcil | 14/10/2011 à 18:06
chère Suzanne, après avoir consulté Ianik, vos observations sont justes ! c'est maintenant corrigé, merci !
Rédigé par : ratsdeville | 14/10/2011 à 10:55
"Faire du vieux avec du neuf" me convient aussi très bien, l'inversion est-elle voulue ?
9e paragraphe : l'article ou l'artiste ?
Votre article est très intéressant. J'aime le parallèle entre les deux domaines. Belle réflexion.
Suzanne Paradis
Rédigé par : Suzanne Paradis | 14/10/2011 à 10:22