Il y a plusieurs années de cela, jeune loup de la finance, j'ai hérité d'une petite toile de Emily Carr. Elle faisait environ 40 x 25 cm. Question d'être à la hauteur de ma réputation d'excentrique et de mon détachement face aux richesses matérielles, j'ai fait laminer la toile et l'ai transformée en cabaret. Quel chic, de servir le scotch sur un plateau Emily Carr! Dans mon loft du Plateau, une marque distinctive.
Marcel Duchamp - L.H.O.O.Q., 1919
Cette histoire est fausse. Je n'ai ni été jeune loup de la finance ni ai hérité d'une toile de Emily Carr. Mais si c'eût été le cas, aurais-je eu le "droit" de transformer cette œuvre d'une artiste majeure en cabaret?
Il s'agit d'une question théorique fort intéressante par ses répercussions pratiques, à la fois morales et juridiques. Car on peut la traduire ainsi: "Qui possède (vraiment) l'œuvre d'art?" Elle se pose particulièrement en matière d'archéologie (cf. Cotter 2006). De nombreux pays, anciennes colonies, revendiquent depuis quelques décennies la restitution de leur patrimoine historique qui a été pillé par plusieurs nations, européennes notamment. Ces revendications ont permis au droit d'évoluer sur ces questions.
De la même manière le droit de la propriété intellectuelle a lui aussi son mot à dire sur ce qu'on peut faire d'une œuvre d'art. La question classique a été posée de la manière suivante par des spécialistes du droit des arts et de la culture:
"[A]n eccentric American collector who, for a Saturday evening’s amusement, invited his friends to play darts using his Rembrandt portrait as the target would neither violate any public law nor besubject to any private restraint." (Feldman et Weil, 2006, p.434)
Bien qu'il puisse paraître stupide de transformer un tableau de Emily Carr en cabaret ou de jouer aux fléchettes avec un Rembrandt, du point de vue du droit de propriété cela semble tout à fait logique. Si je peux tailler en pièces une table que j'ai achetée chez Ikéa, il n'y a aucune raison que je ne puisse faire de même d'une œuvre d'art qui m'appartienne. La propriété privée est un élément fondamental, voire sacré, de nos sociétés.
Sauf que non. Ces auteurs avaient raison en 1986, mais depuis 1990 il existe aux États-Unis une loi, la "Visual Artists Rights Act"qui s'aligne sur le droit européen et sur la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Au Canada, ces dispositions sont intégrées à la Loi sur le droit d’auteur.
Tous ces dispositifs juridiques répondent non à la question posée par MM Feldman et Weil. Bien que je puisse être propriétaire d'un Riopelle d'un Rembrandt ou d'un œuvre de n'importe quel artiste célèbre ou non, je ne peux pas jouer aux fléchettes dessus. À ma connaissance (limitée en la matière), il s'agit là d'une rare limitation au droit de propriété privée. L'État limite, bien entendu, ce que je peux faire de mes possessions dans l'espace public (ne pas polluer, ne pas menacer l'intégrité physique d'autrui, etc.). Mais il est exceptionnel qu'il s'ingère ainsi dans la sphère privée.
En fait, ces dispositions reposent sur un principe de droit fort intéressant, le "droit moral." Le droit moral est un principe qui complète le droit de propriété intellectuelle et celui de protection du patrimoine. La propriété intellectuelle et le droit d'auteur protègent l'œuvre, alors que le droit moral protège l'auteur de l'œuvre.
Plus spécifiquement le droit moral (cf. la Loi sur le droit d'auteur du Canada, §14.1(1):
- assure la filiation de l'œuvre à son auteur;
- assure le droit à l'anonymat (ou au pseudonyme) de l'auteur de l'œuvre;
- et protège l'intégrité de l'œuvre.
C'est cette dernière disposition qui m'empêche de jouer aux fléchettes avec une œuvre d'art. Le droit moral lie l'auteur à son œuvre. Porter atteinte à l'intégrité d'une œuvre d'art, c'est, en quelque sorte, porter atteinte à son auteur. Si je joue aux fléchettes avec une œuvre, c'est au sens de ce principe la même chose que si je jouais aux fléchettes sur le visage de l'artiste, ou de ses ayants droit. Donc, si je joue aux fléchettes sur mon Riopelle, c'est comme si je jouais aux fléchettes sur le visage de Yseult Riopelle, ayant droit de l'œuvre de son père. Ce qui manifestement ne lui plairait guère.
Le droit moral participe ainsi d'une obligation à protéger un objet qui possède des caractéristiques différentes des autres objets. L'œuvre d'art, au final, même si j'en suis le propriétaire au même titre que ma table Ikéa, ne m'appartient pas totalement. Elle appartient à l'ensemble de la société et j'ai l'obligation de la protéger.
Il s'agit là d'une notion extrêmement forte. On peut la rapprocher du "stewardship" (que l'OLF traduit fort inélégamment par "responsabilité de gérance"), un concept en vogue depuis quelques années qui stipule que nous avons la responsabilité des ressources que nous utilisons - autrement dit qu'on ne peut pas en faire n'importe quoi.
L'œuvre d'art dépasse son propriétaire non seulement parce qu'elle est partie prenante du patrimoine culturel de l'humanité mais, bien plus, parce qu'elle transcende sa propre matérialité. La loi protège un objet physique qui n'est que le support d'un discours sur le monde et une interprétation irréductible aux conventions de la vie courante. Être propriétaire d'une œuvre d'art, c'est être le dépositaire de l'esprit et du génie de l'artiste - la raison fondamentale, au fond, pour laquelle nous possédons son œuvre.
PS: Je remercie Édith Jolicœur, artiste et galeriste, Me Véronique Robert et Christian Bédard, Directeur général du Regroupement des artistes en arts visuels du Québec (RAAV) pour tous les bons tuyaux qu'ils m'ont donnés dans la préparation de cette chronique.
Référence
- Cotter, Holland (2006), « Who Owns Art? », New York Times, March 29, 2006.
- Feldman, Franklin et Stephen E. Weil (1986), Art law: rights and liabilities of creators and collectors, Boston: Little, Brown.
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