L'équitation protestante
Dans un article fort intéressant dans Le Monde diplomatique du mois d'août, le poète argentin Santiago Sylvester cite son illustre compatriote, Jorge Luis Borges, qui "affirmait que l'expression 'art engagé' lui faisait le même effet que s'il entendait parler 'd'équitation protestante': trop peu sérieux pour ne pas frôler l'absurde" (Sylvester 2011, p. 27).
Sammankomsten - Ester Almqvist, 1929
Ce qui est le plus frappant dans ce texte est la vitalité de cette vieille opposition entre "l'art pour l'art" et "l'art engagé" (peu importe l'étiquette qu'on lui donne: militant, politisé, revendicateur, etc.). Comme s'il y avait peu de chemin parcouru depuis le texte considéré a posteriori fondateur de la doctrine de "l'art pour l'art," la célébrissime et vivante préface de Théophile Gautier parue il y a 175 ans:
Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux.
À quoi sert la beauté des femmes? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes. À quoi bon la musique? à quoi bon la peinture? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche?
Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.
Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, – et j’aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu’ils me rendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, et celui de mes talents que j’estime le plus est de ne pas deviner les logogriphes et les charades. (Gautier, 1835, p. 11)
Le souffle de ce texte de Gautier traverse tout le 19e siècle, ayant gonflé les poumons des Parnassiens jusqu'à ce qu'il soit contrecarré par les revendicateurs d'un art socialement utile, politiquement engagé, au bénéfice d'un idéal de progrès et de justice sociale.
L'œuvre d'art trouve sa source dans plusieurs motivations profondes de l'humanité. Le pouvoir est l'une de celles-là, avec l'amour, la justice, la crainte de la mort ou celle de Dieu, pour ne nommer que les plus fondamentales. C'est à l'artiste de décider si son art s'inscrit explicitement sur le mode de la revendication, "d'affirmer que l'art pourrait être un outil de transformation de la société" (Sylvester, 2011).
Or, comme le montre le poète argentin, l'art a toujours et sera toujours ancré dans le social, peu importe ses motivations. Une œuvre questionnant notre rapport à la mort, par exemple, inscrit son propos dans un contexte social et historique donné, bien entendu. Mais bien plus, que l'artiste le veuille ou non, elle se positionne historiquement par rapport au discours sur notre rapport à la mort.
Cette nuance est fondamentale et est occultée dans le débat séculaire - voire millénaire - entre "l'art pour l'art" et "l'art utile" (ou plutôt, l'art comme outil, volontaire ou non, de transformation sociale). Platon comme Rousseau se méfiaient des poètes et des dramaturges parce qu'ils étaient potentiellement des agents corrupteurs de la société (Pieiller, 2011).
Il n'y a pas, dans le coin gauche, un art qui se suffirait à lui-même et, dans le coin droit, l'art engagé aligné à un axe de revendications sociales ou politiques. Il n'y a qu'une multitudes de propositions artistiques qui forment un complexe discursif en interrelation avec l'ensemble de la discussion de la société dans laquelle il se situe.
Ces propositions peuvent, bien sûr, être motivées par la recherche du beau et viser des recherches plastique et esthétique en elles-mêmes. Mais elles ne peuvent échapper à ce complexe discursif, faute de quoi elles seraient littéralement insignifiantes (au sens de Vadeboncœur), c'est-à-dire dénuées de sens et de profondeur.
Sartre, l'archétype de l'écrivain engagé, de l'intellectuel français, écrivait: "si vous avez commencé [à écrire], de gré ou de force vous êtes engagés (1948, p. 82). Peu m'importe l'engagement sartrien et ce qu'il en fit, force m'est d'être en accord avec cette proposition.
Sylvester introduit une notion qui me semble fondamentale, à cet égard:
(...) où se situe l'engagement de l'art? Au centre même. L'engagement de l'artiste, celui qui résiste au passage du temps, concerne le plus profond du social et non le conjoncturel de la politique. À un moment donné, l'urgence de la situation a pu exiger le témoignage explicite de l'artiste. Ce mode d'intervention redeviendra peut-être nécessaire, mais il a aujourd'hui perdu de son souffle.
En revanche, l'engagement dans son sens large, c'est-à-dire la nécessité sociale de l'art, de sa résonance avec la société, demeure fondateur. Cette résonance est imprévisible.
La "résonnance avec la société" est ce qui permet de faire l'économie du débat dont il est question ici et de montrer, effectivement, que l'équitation protestante n'a pas plus de sens que l'art engagé. Les Christ de Rouault, explosions intérieures d'une profonde spiritualité, sont aussi de formidables hurlements lancés à une société déboussolée. De la même manière, l'exposition récente des œuvres de Berlinde De Bruyckere exposées à DHC, dont a parlé ici-même Claire Moeder, qui me semblent être d'abord et avant tout une douloureuse recherche de sens face à l'absurdité de la pourriture du temps présentent aussi une interrogation sur notre relation sociale aux écoulements de la vie. Tant les œuvres de Rouault que celles de De Bruyckere "résonnent avec la société".
Une telle résonance pouvant, comme le mentionne Sylvester, explicitement se faire l'écho de revendications politiques explicites de l'artiste. Contrairement à ce qu'il laisse entendre, toutefois, je ne comprends pas que ce mode d'intervention ait perdu son souffle, aujourd'hui, peu s'en faut. Les propositions artistiques politiquement engagées sont abondantes, vivantes et souvent inédites dans leurs manifestations.
Les exemples sont légion. Ainsi du mouvement du "Culture jamming," anticonsumériste, qui est plus vivant que jamais. Plus près de nous, on peut également le constater en visitant l'exposition itinérante sur les dix ans des "États d'urgence" de l'ATSA (Action terroriste socialement acceptable). Le fait que le ministère du Patrimoine canadien ait décidé l'an dernier de couper les vivres à cet événement parce qu'il ne correspondait plus au "retour recherché sur l’investissement" (sic) est une preuve dans les termes de l'inscription de ses revendications et de sa résonnance dans notre société.
Qu'on parle d'art engagé ou non, l'art s'engagera toujours dans le mouvement de la société, comme l'on s'engage, par la parole, envers notre interlocuteur.
Références
- Gautier, Théophile (1935), "Préface" à Mademoiselle de Maupin, Paris: Charpentier, 2e éd., 1876, p. 11
- Pieiller, Evelyne (2011), "À quoi sert l'art," Le Monde diplomatique, no. 683, février 2011, p. 26.
- Sartre, Jean-Paul (1948), Qu'est-ce que la littérature? Paris: Gallimard, 1948.
- Sylvester, Santiago (2011), "À quoi s'engage le poète," Le Monde diplomatique, no. 689, août 2011, p. 27.
Bonjour !
Merci de votre bon mot. Effectivement, le texte de Gautier est toujours actuel. Il vaut la peine aussi de (re)lire Baudelaire, quelques années plus tard, dans le recueil Curiosité esthétiques, le texte sur l'Exposition universelle de 1855. Étonnant d'actualité !
Ianik
Rédigé par : Ianik Marcil | 05/09/2011 à 11:46
Merci pour cette publication! Je ne connaissais pas le texte historique cité, et marquant du débat entre "l'utilité du beau et la beauté de l'utile" !
Ces questions sont toujours actuelles comme vous le soulignez.
Votre réflexion est enrichissante!
Rédigé par : Lili Vidal | 03/09/2011 à 10:40